POUR LA JUSTICE ECOIIOIIIIIIUE
PROPRIÉTÉ n. f. (du latin : propriétés,.même signification). Toujours et partout, les objets d'usage courant, nécessaires à l'entretien de la vie : nourriture, vêtements par exemple, ont fait l'objet d'une appropriation personnelle qui rend possible leur consommation. Mais, en tant que fait social, la propriété implique l'existence d'un droit reconnu et protégé par les chefs ; elle serait une détention légitime que consacre la coutume ou la loi. Loin d'être une institution fixe et toujours identique à elle-même, comme beaucoup de contemporains le supposent, la propriété a revêtu, au cours .des Ages, des formes différentes.
Aujourd'hui, elle a pour caractéristique principale d'être individuelle ; mais, à l'origine, elle fut essentiellement collective. Conquise par le clan, la terre demeurait sa propriété indivise ; tous la cultivaient en commun et bénéficiaient' des produits du sol. Le communisme, voilà le régime primitif. Très proches des hommes préhistoriques, les Fuégiens sont restés hostiles à la propriété telle qu'elle existe chez nous. « Si l'on donne une pièce d'étoffe à l'un d'eux, écrit Darwin, il la déchire en morceaux et chacun en a sa part : aucun individu ne peut devenir plus riche que son voisin. » Chaque horde revendique la propriété d'un vaste territoire de chasse et de pêche ; des espaces neutres séparent, d'ailleurs, les hordes les unes des autres.
La propriété individuelle porta d'abord sur les femmes et les esclaves, ainsi que sur les objets qui, comme les bijoux et les armes, servaient directement à la personne. Puis, elle s'étendit à l'habitation, aux tombeaux des ancêtres et à de faibles portions du sol. Mais, de l'avis de tous ceux qui ont étudié ce problème, la propriété de la terre fut lente à s'établir. La langue hébraïque, remarque Meyer, n'a pas de mots pour exprimer la propriété foncière ; et Mommsen a noté que, chez les Romains, l'idée de propriété n'était pas associée primitivement aux possessions immobilières, mais seulement aux possessions en esclaves et en bétail. Ce qui n'a rien d'étonnant : une peuplade nomade ou qui vit de chasse ne pouvait guère s'intéresser à. la possession du sol. Cette dernière n'apparut qu'avec les progrès de l'agriculture : née du désir d'obtenir des récoites plus abondantes, plus suivies et qui ne r^cjffriaient pat te 4éfrtebéoent de terres incmHes. Mais le droit de "propriété fut i'tfcowi réservé à quelques individus privilégiés les chefs de famille, les seigneurs ou les rois. En Afrique, maints roitelets sont encore propriétaires du pays tout entier ; hommes, sol et choses. En prin-le soi&yerain est propriétaire du sol dans les monarchies absolues ; il l'est aussi en Angleterre, du moins à titre de fiction juridique. Dès cette époque, la religion intervient pour protéger l'appropriation; interdits et cérémonies rituelles sont toujours en usage chez certaines peuplades arriérées. Lorsqu'ils établissent des bornes, les Indiens du Brésil appellent les pajés qui 'exécutent des cérémonies magiques en battant du tambour et en -fumant de longs cigares. Afin de délimiter les frontières, ils pendent quelquefois aux arbres des "morceaux d'étoffe ou des paniers. En Nouvelle-Zélande, si'un Maoris voulait protéger sa moisson, sa demeure, ses vêtements ou quoi que ce fût, « il n'avait, dit Frazer,, ."qu'à les tabouer, et ces biens se trouvaient en sûreté/ Pour indiquer que l'objet était tabou, il y faisait une; marque : ainsi, s'il voulait se servir d'un arbre de forêt pour s'y creuser une pirogue, il attachait au tronc... un bouchon de paille ; s'il désirait se réserver un massif de roseaux dans un mardis, il y fichait une perche couronnée d'une poignée d'herbes ; s'il quittait sa maison en y laissant toutes ses valeurs, il en assurait la porte avec un ligament de lin et l'endroit devenait aussitôt Inviolable. »
Longtemps, les chefs de famille ne jouirent que d'une propriété temporaire et périodique. A l'époque de Tacite, les Germains partageaient la terre pour une .année seulement, durée du cycle des opérations agricoles ordinaires. Avec le perfectionnement des méthodes de labour et le besoin d'un plus long laps de temps, on espaça davantage l'époque du partage. Le mit de l'ancienne Russie, Yallmend pratiqué dans divers cantons suisses peuvent être considérés comme des survivances de cet état de choses. Plus ou moins tôt, des individus ambitieux obtinrent la propriété définitive de leur lot, ouvrant ainsi la porte à des injustices innombrables. « Toutefois, observe Gide, ce n'est point encore la propriété individuelle, le droit de disposer n'existant pas : le chef de famille ne peut ni vendre la terre, ni la donner, ni en disposer après sa mort, précisément parce qu'elle est considérée comme un patrimoine collectif et non comme une propriété individuelle. Ce régime se retrouve encora aujourd'hui dans les Zadrugas de la Bulgarie et de îft Croatie, qui comptent jusqu'à cin-fg&nte et soixante personnes ; mais elles tendent à
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. dis^raifre assez rapidement par suite de l'esprit d'indépendance des jeunes membres de la famille. »
De familiale, la propriété est devenue individuelle, et la Révolution française la rangea parmi h les droits de l'homme »>. On a même cherché à rendre la propriété foncière aussi souple, aussi facilement utilisable que la propriété mobilière. En Australie, le système Tôt-rens permet « au propriétaire d'un immeuble de mettre en quelque sorte la terre en portefeuille, sous la forme d'une feuille de papier, et de la transmettre d'une personne à une autre avec la même facilité qu'un billet de banque ou tout au moins qu'une lettre de change. » ■
Aujourd'hui, î'accaparement est complet dans le? pays civilisés. « Ce champ est à moi, ce coin de forêt m'appartient ; ne touchez pas ces fruits, car je les revendique ; ne cueillez pas ces fleurs, elles poussent dans mon pré ; écartez-vous de cette fontaine aux eaux limpides, elle est mon bien. » Voilà ce qu'entendra partout le déshérité. Pas une motte de terre pour poser librement son pied ; pas un endroit pour dormir sanr l'assentiment du propriétaire ; la grande route elle-même est «ux mains de l'Etat, qui s'adjuge, en outre, tout ce que les particuliers ne revendiquent point. Et le même fait se reproduit dès que les Européens introduisent, leur civilisation quelque part. Avec des documents irréfutables à l'appui, V. Spielman a dénoncé ce qui se passe dans nos colonies nord-africaines. De grands rapaces s'abattent sur les contrées soumises à notre administration ; terres productives, richesses minières leur sont livrées par l'Etat. Malheur à celui qui, pour toute fortune, ne dispose que de ses bras !' La même méthode, les mêmes abus s'observent d'un bout à l'autre du globe. •
Alo<s qu'à l'origine, le droit de propriété n'était guère que le droit d'exploiter soi-même son bien ou de le faire exploiter par l'es personnes de sa famille, il a subi, depuis, une prodigieuse extension. D'autres travaillent et peinent pour le plus grand profit du propriétaire : dans l'Antiquité, ce furent les esclaves ; au Moyen Age, les serfs ; à notre époque, ce sont les salariés de l'usine et des champs. La possibilité de vendre et de louer ne fut pas reconnue tout d'abord : il semble qu'à, l'époque d'Aristote, elle n'était pas encore admise d'une façon générale. L'aliénation ne fut, à l'origine, qu'un acte anormal, entouré de cérémonies extraordinaires ; chez les Romains, la m-ancipatio ne pouvait se faire qu'en présence de cixiq témoins représentant les cinq classes de la nation. Parce qu'il s'oppose au droit d'héritage collectif ou familial, le droit de léguer, qui prolonge la propriété même après la mort, n'est apparu que tardi-
^^Vfeiftént : à Rome, la loi des douze tables le motionne îtour la première fois. ^ ♦
*** bonne heure, une distinction s'établit d'ailleurs antre les tâches serviles et certaines fonctions considérées comme nobles, et entourées d'un respect reli-.?> gieux. Une véritable réprobation, et qui subsistera jus-y qu'à notre époque, pèse sur le travail manuel. On sait ' en quel mépris furent tenus les esclaves, et combien v v peu enviable le sort des serfs.; nombre d'anciens phil'o-"■'• sophes considéraient le travail manuel et le commerce v comme dégradants pour un homme libre ; la loi de Manou range parmi les péchés graves le fait d'exécuter ;-. V de grands travaux mécaniques ou de surveiller une manufacture ; en France, un noble dérogeait, avant V 1789, lorsqu'il se livrait à une occupation lucrative. -•'/". (/£n brisant le régime corporatif, si important au Nfoyen Age, et en instaurant un régime de liberté plus grande, la Révolution française aurait pu conduire à des transformations économiques heureuses et corriger bien des abus. Mais, comme l'a montré Mathiez, les < - grands ancêtres, que nos politiciens invoquent si volontiers, furent de jolies fripouilles dans l'ensemble. Leur corruption, leur vénalité firent échouer les tentatives d'affranchissement populaire ; elles assurèrent le triom-? phe de la bourgeoisie. Plus que toute autre, la législation issue de la Révolution française aura permis la royauté de l'or. En principe, elle reconnaissait à tous les individus le droit de propriété ; en fait, elle rendait possible la concentration des capitaux et l'accaparement des instruments de production par une féodalité d'argent. Théoriquement, le salarié était proclamé libre ; mais, en pratique, il était contraint, pour vivre, de louer ses services à un patron qui conservait, pour lui-même, une notable partie du fruit du travail de ses ouvriers.
Le Code Civil napoléonien muttipliait les garanties en faveur de la propriété ; il était presque muet concernant le travail, stipulant à l'article 1781, qui fut abrogé en 1868, que « le maître est cru sur son affirmation pour la quotité des gages, le paiement du salaire de l'année courante, etc. » Et le Code Pénal faisait preuve d'une partialité non moins révoltante. Si des modifications furent aportées ensuite au texte primitif, elles n'ont en rien modifié la situation faite dan»*rensemble au sala-•* rié. « C'est un fait bien digne de remarque, quoique rarement signalé, déclare Gide, que ni les textes du • droit romain, ni même les articles du Code Civil fran-- çais, n'ont fait figurer le travail au nombre des divers " modes d'acquisition de la propriété qu'ils énumèrent. v * f : - On le comprend, à la rigueur, pour le passé, parce que, . dans l'Antiquité, le travail était presque toujours ser-vile...1 Mais, aujourd'hui, le travail à lui seul ne constitue jamais un titre juridique d'acquisition de la propriété : la caractéristique du « contrat de travail », c'est que le travailleur salarié n'a aucun droit à exercer sur le produit de son travail. » Comme l'esclave antique, l'ouvrier moderne n'est qu'un exécutant qui se borne à recevoir des ordres et des instructions.
La propriété, que le droit romain définissait jus utendi et abutendi « le droit d'user et d'abuser », n'a pas perdu son caractère de droit illimité, n'ayant besoin d'aucune justification. D'après notre Code Civil, elle demeure « le droit de jouir et de-disposer des choses de la manière la plus absolue ». Et le professeur Bau-dry-Lacantinerie, résumant l'opinion générale des jurisconsultes, donne ce commentaire du texte légal : « D'une manière absolue. Cela signifie que, pour déterminer l'étendue des pouvoirs que le propriétaire a sur sa chose, la loi ne procède pas par voie d'énumération, comme elle le fait pour les autres droits réels. Le propriétaire a, de droit, plein pouvoir sur sa chose. De celle-ci il peut retirer, par des actes quelconques, matériels ou juridiques, tous les avantages qu'elle est. susceptible de lui procurer, sans que personne, en principe, puisse lui demander compte de ses actes. Il jouit de sa chose comme il veut, même si cela lui plaît, d'une manière abusive. »
Ainsi conçue, la propriété devient, très normalement, la base du patronat de droit divin que reconnaissent et protègent nos lois. Parce qu'ils possèdent une certaine quantité de richesses, des parasites peuvent accroître indéfiniment la somme des biens qu'ils détiennent, sans effort personnel. Mais celui qui ne possède rien arrive très difficilement à-posséder quelque chose, malgré une vie de labeur continuel et de privations.
La libre concurrence n'est qu'un leurre. Pour s'exercer normalement, elle requiert, en effet, l'égalité dans les conditions extérieures de la lutte, de même que l'absence d'obstacles capables d'empêcher les individus d'occuper une fonction en rapport avec leurs facultés. Or la situation sociale des parents et la transmission héréditaire des richesses suffisent déjà à rendre extrêmement inégales les conditions dans lesquelles s'engage le combat. Par les avantages/qu'il assure, avant tout travail personnel, à des gens qui en sont fréquemment indignes, l'héritage fausse .le libre jeu de là concurrence. En pratique, cette dernière a fait place à des , monopoles ; une élimination progressive des petits s'est réalisée au profit des gros ; des entreprises géantes absorbent de plus en plus les moyennes entreprises. Et les grands producteurs, si hostiles aux syndicats ou-vmrs, s'unissent, et dans le plan national, et dans ?e pla-n international: Trusts, cartels, ententes de toutes sortes permettent une exploitation plus fructueuse, et de l'ouvrier, et du consommateur.
Situation nationale et Internationale
En France,' nul n'ignore la monstrueuse puissance du Comité des Forges et les bénéfices scandaleux qu'il réalise aux dépens de la collectivité ; allié à d'autres trusts importants, il commande aux ministres et aux parlementaires. Les sociétés qui ont accaparé le pétrole inspirent la politique internationale, dictent les réponses des divers gouvernements. Nous pourrions multiplier les exemples et montrer'que les magnats de la finance et de l'industrie sont au-dessus des lois que les autorités imposent, sans douceur, aux mortels ordinaires.
« Lorsque le groupe Standard OU et le groupe Shett Dutsch, écrit F. Delaisi, se disputaient les gisements de pétrole du Mexique, si le gouvernement de ce pays prenait des mesures favorables à l'un des deux rivaux, une « révolution » éclatait aussitôt et les deux armées marchaient régulièrement sur Tampico, région des puits de naphte. Invariablement, l'une était toujours fournie de canons, de mitrailleuses, voire d'avions de marque américaine, l'autre d'armes de fabrication anglaise. C'est ainsi que le Mexique fut, pendant vingt ans, en proie à la g-uerre civile. Il n'a retrouvé la tranquillité que depuis que les deux groupes ont constaté qu'on produisait trop de pétrole brUt, et se sont entendus pour empêcher l'exploitation de nouveaux gisements désormais inutiles. La. Chine nous offre, en plus grand, un spectacle analogue. Depuis vingt ans, cet immense pays est la proie d'une douzaine de toutous, véritables entrepreneurs de guerre qui lèvent des armées de mercenaires. Ces armées sont équipées à l'européenne ; et si l'on veut connaître la provenance de leurs armements, il suffit de suivre dans les journaux les visites de leurs officiers au Creusot, à Saint-Etienne, chez Krupp ou chez Vickers. Les grandes firmes d'armement leur procurent en abondance canons, mitrailleuses et munitions, et sont payées sur le produit du pillage des provinces. Chaque général a ainsi ses commanditaires dont on pourrait trouver les noms dans les banques (te IIong-Kong, de Paris, dé Londres, de New-York, dé Yokohama, ou même de Moscou. De simples déplace-naeû*s de capitaux déterminent la fusion ou la scission des armées, selon que les commanditaires changent de généraux, ou les généraux de commanditaires. » Schneider, la société Hotchkiss et beaucoup d'autres ont vu croître leurs bénéfices grâce à la guerre sino-japonaise. fit l'on sait que, pour les industriels et les banquiers, les années qui vont de 1914 à 1918 furent une époque l^énie entre toutes.
Traités, pactes internationaux, engagements solennels, rien ne compte, lorsque l'intérêt, des groupements capitalistes est en jeu. Chez nous, le Comité des Forges finançait, avant guerre, l'es associations patriotiques et les journaux bellicistes ; Krupp, en Allemagne, faisait de même. Or ils s'entendaient parfaitement, afin de mieux rançonner les deux pays et, en cas de guerre, de prolonger le plus possible les hostilités. <« J'ai, ici, a déclaré Barthe à la tribune du Palais-Bourbon, le contrat qui a été signé avec Krupp, quelques années avant la guerre et qui fait bénéficier le grand constructeur de canons d'une réduction de 40 marks par tonne. Ce qu'il y a de grave, c'est que lorsque l'industrie française a traité avec le constructeur de canons allemands, elle savait qu'elle traitait pour la production de guerre. Je dirai plus : elle savait qu'elle fournissait à Krupp un stock pour la guerre qui allait venir. Mieux encore : elle savait que la guerre éclaterait vers 1914. »> Le ferro-sili-cium étant nécessaire à l'industrie de guerre allemande qui en manquait, le Comité des Forges en mettait un stock à la porte de l'usine Krupp, pour qu'elle l'ait immédiatement à sa disposition, en cas de mobilisation. De plus, le même Barthe a déclaré, sans qu'on le démente : « J'affirme que certains adhérents des comités des forges ont fourni, pendant la guerre, des matières premières à l'Allemagne et que, pour étouffer cette affaire, le Comité des Forges a gêné les investigations de la Justice. » Les industriels allemands n'hésitaient pas davantage à fournir aux Alliés les produits dont ces derniers manquaient et qu'ils avaient en abondance. Le sang coulait à flots ; cela n'importait pas, puisque, des deux côtés de la frontière, les magnats du Capitalisme étaient satisfaits.
Aucun crime n'arrête l'oligarchie financière qui, présentement, gouverne notre globe. Pour mieux tromper l'opinion, elle sait" d'ailleurs revêtir des formes diverses. Voyez les Assurances ; en observant combien sont nombreuses les compagnies, il' semblerait que, là du moins, règne la libre concurrence. Pourtant, dans ce domaine aussi, comme dans bien d'autres, un monopole de fait existe pour le plus grand profit d'une bande d'aigrefins. Sans doute, aucune pénétration ne se constate entre les compagnies, lorsqu'on les examine chacune séparément, h l'exception, bien entendu, de celles qui arborent une raison sociale unique pour chaque branche d'assurance. En apparence, les conseils des différentes raisons sociales sont distincts et sans lien ; la diversité des administrateurs persuade que chaque groupj^ reste isolé. Mais ces administrateurs émanent d'un même centre ; ils se retrouvent dans les bureaux de la haute finance, et font adopter partout ordres et directives de ,cettfe dernière. Pour la façade, les groupes ont l'air de se concurrencer ; en réalité, une poignée d'hommes, qui s'entendent au préalable, loin des regards indiscrets, exerce sur l'ensemble un pouvoir absolu. Et les bénéfices qu'ils réalisent annuellement atteignent des milliards. Ajoutons que les mêmes noms se retrouvent dans les conseils d'administration des compagnies de chemin de fer, des grandes banques, des grandes sociétés industrielles. Toutes les branches importantes de ^activité économique ont ainsi à leur tête les représentants d'une oligarchie financière, qui organise à son profit des monopoles de fait dont l'existence reste inconnue du populaire. Détenant à la fois les services publics, les organes de distribution de crédit et les grandes entreprises de production, en outre maîtresse des journaux les plus répandus et accordant les pots de vin, avec largesse, tant aux députés qu'aux sénateurs, la haute banque dispose des pouvoirs publics et des administrations. L'Etat, si tyrannique, si implacable pour les pauvres et les ouvriers, n'est que le premier de ses serviteurs. Par lui, elle impose à l'ensemble ses volontés, qu'il s'agisse de contrats, de tarifs ou de procédure ; et, lorsque ses affaires périclitent, le trésor public se charge de remplir ses caisses vidées par une mauvaise gestion. Chemins de fer, compagnies de navigation, banques en déconfiture, etc., reçoivent ainsi, périodiquement, des sommes qui se chiffrent par milliards.
Débordant le cadre national, trusts et cartels s'organisent (pour l'exploitation du marché international. L'après-guerre surtout a vu se multiplier les ententes de ce genre. « En présence d'un marché national saturé et d'un trésor à sec, face à des marchés extérieurs envahis par la concurrence, déclare Rhillon dans sa forte étude Le Travail-Argent, l'extension du système des trusts et cartels s'imposa. C'est alors qu'on voit se créer, après de laborieux pourparlers, le Cartel européen de l'Acier, suivi bientôt du Cartel des Produits chimiques,, du Cartel de l'Aluminium, etc., etc. Ces ententes internationales strictement limitées à un objectif défini : le maintien des prix, et dont le joug s'appesantit sur les Etats satellites et vassaux, n'impliquent pâs une idée d'équilibre et'de stabilité, comme on a essayé de le faire croire. Non seulement elles sont susceptibles de s'effriter sous la poussée des circonstances, mais elles laissent le champ libre à toutes les intrigues,
à tous les désirs séparés d'expansion, à toutes les manifestations d'impérialisme... Les cartels internationaux ont en vue d'assurer à leurs adhérents un profit normal sur les marchés du dehors. Ce profit normal relève du monopole de fait. Il est fixé sans débat et sans contestation possible du preneur par les maîtres de l'offre. Les organismes producteurs, membres du cartel, sont taxés pour un tonnage déterminé. S'ils le dépassent, ils opèrent une ristourne à la banque du cartel ; s'ils ne l'atteignent point, ils sont susceptibles de bénéficier d'une répartition des fonds constitués par les versements et ristournes selon des modalités convenues ot acceptées. Rappelons ici que le Cartel de l'Acier faillit se dissoudre, après quelques mois de fonctionnement, du fait que les adhérents allemands, ayant dépassé , leur quantum d'exportation, prétendirent ne pas verser v. les sommes énormes qui leur étaient réclamées statutairement. ïl fallut bien leur accorder une majoration de tonnage et une très forte diminution de leur redevance. »
Dans le domaine financier, les ententes internationales sont beaucoup plus fortes, beaucoup mieux organisées. Maîtresse du globe, la haute banque contrôle la majeure partie de la production industrielle mondiale ; un président de république, un roi paraissent peu de chose à côté d'un Morgan, d'un Finaly ; et la mort d'un Loewenstein ou d'un Kreuger a des répercussions beaucoup plus graves que la disparition d'un souverain.
Ce n'est pas, comme on le croit, dans les parlements ou les présidences du conseil que sont les potentats modernes, ils sont à Wall Street, dans la Cité de Londres, à la Bourse de Paris, de New-York, de Rome et des autres grandes capitales. Mais cette royauté est instable ; elle peut s'écrouler soudainement, alors que l'Etat dure et ne perd jamais ses griffes, même lorsqu'il les rentre et fait patte de velours. L'humble fonctionnaire, souple et mielleux devant le banquier tout-puissant, change brusquement d'attitude quand la débà-' cle arrive. Dégrisés, beaucoup s'aperçoivent alors que s'ils commandèrent en maîtres, c'est parce que l'Etat, cette puissance plus formidable que le Capital, les protégea et les soutint. Gualino, qui finança les entreprises de Mussolini avant de sombrer avec Oustric, a décrit ses impressions quand on l'emprisonna : « Bien que je fisse tous mes efforts pour réagir contre le désarroi où me jetait cet incroyable événement, j'en éprouvais une impression et une émotion indicibles. Quelques heures
auparavant, je m'occupais encore de mes employés ; j'étais à cent lieues de penser que, soudain, dans la nuit, on me conduirait en prison. Ah ! Ces verrous continuellement ouverts et refermés, ce cliquetis de clefs, ces longs corridors silencieux et noirs ! On me laissa dans une pièce obscure, partagée en deux par une voûte basse et profonde ; la page blanche d'un gros registre, ouvert sous la lumière électrique, répandait dans l'ombre des reflets clairs. Deux personnes : un scribe ejt son aide — un détenu — occupaient la pièce ; c'est à peine si, dans l'ombre, je pouvais les entrevoir. J'attendais ; le silence de tombe, qui régnait depuis un bon moment, fut interrompu tout à coup par le détenu : « La dernière personne que je me serais attendu à voir ici, dit-il, c'est bien vous, Monsieur le Commandeur. » On me fit répéter mes noms et prénoms comme si on les ignorait. Quand les autres formalités usuelles eurent été faites et le registre signé, je dus subir l'acte le plus humiliant de mon existence : la fouille. Pourtant, je ne manifestai pas ma révolte avec autant de vivacité qu'on aurait pu le supposer ; je fus pris d'un découragement inexprimable. Je dus me déshabiller* dans l'humidité de la nuit, devant un inconnu ; il fouilla minutieusement chacune de mes poches, toutes mes doublures ; il m'enleva les lacets de mes chaussures, mon faux-col, mes jarretelles, mes bretelles, mes crayons, mon papier ; il me priva de tout... Devant un geôlier qui vous tâte et vous déshabille, assisté d'un autre qui attend avec son trousseau de clefs brillantes, accroché à sa ceiuture, tous deux indifférents et étrangers, vous n'êtes plus un homme, mais un simple numéro, vous avez la sensation d'être une pauvre chose : une feuille à la merci du vent, une molécule humaine écrasée par le destin. » Gualino, dont le nom rayonnait dans le monde de la finance, qui faisait faire antichambre aux plus grands personnages, s'aperçoit brusquement qu'il n'est rien devant un policier muni d'un mandat d'arrêt.
Pareil au père qui mange ses enfants, l'Etat, protecteur et soutien du Capitalisme, sacrifie les banquiers trop impopulaires ou trop compromis, afin de sauver l'institution. Ce qu'il veut, c'est maintenir à tout prix . une propriété qui n'est qu'une expropriation forcée des x véritables producteurs, c'est conserver, grâce à la loi, un régime qui dépouille la masse des travailleurs au profit d'une poignée de parasites. Ne nous étonnons pas que la haute financé se montre, en période électorale, d'une largesse royale à l'égard des candidats députés ou sénateurs qui, secrètement, promettent de soutenir ses intérêts. Et elle accepte que ses larbins parlementaires se badigeonnent en rouge vermillon, qu'ils affl-c+tent des programmes révolutionnaires et crjeht haro sur les bourgeois, afin de mieux piper les voix des électeurs. Elle sait que, souvent, ses meilleurs chiens de garde se recrutent parmi les partisans de la II*• ou de la III« Internationale. En France, nul n'ignore que la caisse de l'Union des Intérêts Economiques, alimentée par les versements des grands consortiums industriels, commerciaux et financiers, dépense des sommes fabuleuses, à chaque renouvellement de la Chambre des députés. Après le triomphe des cartellis-tes, en 1924, on fit mine de vouloir poursuivre Billiet, qui s'était chargé de distribuer une part du gâteau à chacun ; mais les députés compromis n'étaient pas tous de droite ; tant de radicaux et de socialistes avaient profité de l'arrosage, qu'on renonça, bien vite, à percer le mystère dont s'entourait le corrupteur, chargé de l'achat des consciences par les seigneurs de la haiu-, banque. Aussi est-il dans la logique des choses que les lois fabriquées «par les parlementaires favorisent les vols quotidiens des possédants capitalistes, mais frappent sans pitié le pauvre qui dérobe au riche de quoi ne pas mourir de faim.
Dans son admirable livre La Douleur Universelle, où il analyse avec pénétration les causes de l'injuste souffrance des pauvres, Sébastien Faure l'a dit : « Etrange filiation de toutes choses en ce monde : le vol d'en haut enfante le vol d'en bas ; la richesse des uns fatalise la mendicité des autres. Ne faut-il pas qu'il y ait des mains pleines de louis pour qu'il y en ait d'autres implorant un sou ? Les premières s'ouvrent pour donner, les autres se tendent pour recevoir. Pourra-t-il au moins voler et mendier en paix, ce paria ? Non ! La loi qui, consacrant et sanctionnant l'organisation sociale, fait infailliblement des vagabonds, des mendiants et des voleurs, la loi dispose de gendarmes et de policiers pour arrêter ces hommes dangereux, de magistrats qui les condamnent, de prisons qui les enferment. Et quand, une fois, une seule, la dure main des premiers s'est, abattue sur le collet du délinquant, quand une seule fois, la voix blanche du président a prononcé l'arrêt de condamnation ; quand une seule fois, les portes de la prison se sont fermées sur ce, criminel, tout retour en arrière lui est interdit, tout relèvement rendu impossible. Les Jésus modernes ne ressuscitent pas les Lazare de la pauvreté, pas plus qu'ils 11e réhabilitent les Magdeleine de la prostitution. »
On a tenté, il est vrai, de légitimer le régime actuel en considérant la propriété connue une extension normale de la personnalité humaine, en la ramenant au droit qu'a chacun de disposer du fruit de son travail.
Mais, nous J'avons déjà dit, le travail n'est même pas ■ énuméré parmi les moyens d'acquisition de la pro-
• priété,' soit par les lois anciennes, soit par les codes modernes; et un examen des rapports actuels entre la propriété et le travail démontre, sans contestation possible, que la formation du capital s'opère non en
• vertu de l'épargne, mais grâce à la plus-valiu que l'entrepreneur perçoit sur le labeur de ses ouvriers ou à Vintérêt que le rentier prélève sans faire œuvre de ses dix doigts. Un accroissement accidentel des valeurs détenues aboutit à l'enrichissement de qui les possède; le mythe de l'épargne productive doit être chassé définitivement. Gide l'a reconnu : « Qu'y a-t-il de commun, écrit-il, entre ces deux actes : travailler qui est agir, épargner qui est s'abstenir ? On ne conçoit pas comment. un acte purement négatif, une simple abstention, pourrait produire n'importe quoi. Le raisonnement qui fait de l'épargne la cause originaire de la formation des capitaux revient à dire en somme que la non-destruction doit être classée parmi les causes de la production, ce qui parait une logique bizarre... Celui qui met des pièces de monnaie dans un tiroir ne crée assurément ni richesse ni capitaux; il retire, au contraire, une certaine richesse de la circulation. »
Lf travail joue, seul, un rôle actif dans la production des divers biens; la nature se borne à obéir aux sollicitations de l'homme, à se laisser faire, après de longues résistances parfois. Simple instrument de production, et résultat lui-même d'une production antérieure, le capital ne vaut que par le travail de celui qui l'utilise. Dans un régime équitable, chaque individu devrait donc garder pour lui l'intégral produit de son labeur, déduction faite de ce qu'il abandonnerait pour le maintien en bon état ou le remplacement des instruments de production, s'il s^agit d'une entreprise collective. Mais, dans l'usine contemporaine, il faut servir un intérêt au capitaliste, un loyer au propriétaire foncier, des profits à l'entrepreneur; cette triple redevance pouvant être due à un même personnage, ou à des personnages distincts, selon les cas.
Le salarié — employé ou ouvrier — qui peine pour enrichir-les privilégiés, doit se contenter d'une maigre rétribution, prix de son travail considéré comme une marchandise soumise à la dure loi de l'offre et de la demande. Et, comme le chef d'industrie songe à diminuer autant que possible le prix de la main-d'œuvre, afin d'accroître ses profits et, quand la concurrence
existe, de vendre moins cher, le salaire de l'ouvrier •tend vers un stricte minimum lui permettant tout juste de vivre, lui et sa famille. C'est la loi d'airain, dont Ricardo et Lassalle ont parlé avant Marx. On l'oublie maintenant parce qu'elle comporte d'assez nombreuses exceptions, parce qu'on s'est rendu compte que le minimum requis pour vivre dépendait des conditions générales d'existence du temps et du pays, parce que les travailleurs, ayant pris une conscience plus claire de leurs droits, ont réclamé davantage. Elle reste néanmoins exacte partout où la population est dense et où le nombre des bras qui s'offrent est supérieur ou seulement égal à la demande. Comme il est difficile à de pauvres gens très nombreux de se concerter et d'attendre, beaucoup acceptent de travailler à un taux réduit, lorsque les estomacs sont affamés. Dès que le chômage reparaît, la loi d'airain joue à nouveau, au moins sous une autre forme. Elle s'atténue quand les ouvriers sont peu nombreux et deviennent valeur demandée au lieu d'être valeur offerte. Si l'ouvrier fin, l'ouvrier habile échappe partiellement à la loi de misère, c'est qu'il est toujours marchandise rare. L'extrême division du travail et la rationalisation, chère aux Américains, tendent d'ailleurs à faire disparaître ce qu'on appelle l'ouvrier qualifié, car elles ramènent à des gestes purement mécaniques et indéfiniment répétés le labeur de tout ouvrier. Justement, parce qu'elles permettent de produire davantage avec un personnel moins nombreux, et parce qu'elles réduisent le travailleur au rôle de manœuvre, les puissantes machines de l'industrie moderne aggravent la condition des prolétaires ; les inventions scientifiques, qui devraient contribuer au bonheur de tous, ne servent qu'à multiplier les profits de quelques-uns. Comme l'écrit Sébastien Faure : « Toute machine nouvelle ou tout perfectionnement apporté à un outillage existant déjà peut contribuer à accroître la force d'enrichissement du possédant, mais ne diminue pas la pauvreté du non-possédant. Que dis-je ? toute amélioration mécanique ajoute à celle-ci parce que, d'une part, elle intensifie la puissance de production de la classe ouvrière et que,- d'autre part, elle diminue sa puissance de consommation. » Ajoutons que les producteurs autonomes deviennent de plus en plus rares ; petits artisans, petits boutiquiers se muent en ouvriers, commis, etc., travaillant pour le compte de sociétés anonymes ou de capitalistes milliardaires. Dans le commerce et l'industrie, les moins favorisés ont disparu, alors que d'autres ont vu leurs richesses croître démesurément. L'objet livré sur le marché par l'entrepreneur vaut plus que le salaire payé à celui qui l'a fait ;
or» la différence* souvent très grandi entre le prix de vente et le prix de revient, constitue le bénéfice du patron. Bénéfice d'autant plus considérable que l'entre*-prise sera plus impartante. De plus, le capital exige une #art de l'a production, l'intérêt, sans aucun travail de son possesseur ; la rente deviendra énorme si le capital est très élevé.
■ Selon la parole de l'Evangile, à celui qui a peu on ôte encore W peu qu'il a ; mais la richesse attire la richesse.
Ceux qui, par la renie foncière, s'étaient déjà rendus maîtres de la plupart des matières premières, ont pu devenir possesseurs dé tous les instruments de travail et de tous lies moyens d'exploitation. L'économie capitaliste n'a pas encore fait disparaître la petite bourgeoisie, comme l'e croyait Karl Marx ; par contre, elle a conduit à une concentration toujours plus accentuée des entreprises industrielles, commerciales, financières. Elle a divisé les hommes en deux catégories, ceux qui vtvent, totalement ou partiellement, du produit du travail des autres et ceux qui vivent exclusivement du produit de leur propre travail. Sans doute il y a de grandes inégalités dans chacune de ces classes/, pourtant., comme le remarque Pierre Besnard dans son b<?au livre Les Syndicats ouvriers et la Révolution . sociale, cette distinction n'est nullement arbitraire, u Pour moi, écrit-il, il n'y a pas l'ombre d'un doute ; l'ouvrier de l'industrie ou de la terre, l'artisan de la ville ou des champs — qu'il travaille ou non avec sa famille — l'employé, lo fonctionnaire, le contremaître, le technicien, le professeur, le savant, l'écrivain, l'artiste, qui vivent exclusivement du produit de leur travail, appartiennent à la même classe : le prolétariat. La rétribution inégale de leur effort, le caractère différent de leurs occupations ; la considération qui leur est accordée par leurs employeurs dans certains cas, celle qui découle parfois de leurs fonctions mêmes ; l'autorité qui leur est quelquefois déléguée et qu'ils exercent sans contrôle, l'abus qu'ils peuvent faire de cette dernière ; l'incompréhension totale de leur rôle exact, leur prétention de se situer hors des cadres de • leur classe et de s'agréger à la classe adverse ne peuvent rien changer à leur situation sociale. Salariés ou non, ils vivent du produit de leur travail. Ils reçoivent d'un patron, d'un tiers, de l'Etat, la rémunération de leur effort. Ils sont, restent et demeurent des prôlé-tairea. Toutes l'es subtilités; tous les artifices de langage seront impuissants à changer quoi que ce soit à cet état de choses et, qu'ils le veuillent ou non, tous ces -, travailleurs sont appelés à s'unir, parce qu'ils ont des intérêts identiques. Leur association formera la syn-
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thèse de classe prolétarienne dans une avenir très prochain. De même qu'un industriel emploie dis ouvriers ou dix mille, qu'un commerçant utilise quatre employés ou quatre cents ; qu'un financier brasse et fasse fructifier dix millions ou dix milliards ; qu'un propriétaire possède deux maisons ou vingt, tous ces individus appartiennent à Ta classe capitaliste. Les une et les autres ne vivent pas exclusivement du produit de leur travail ; ils prélèvent, sur le produit du travail d'autrui, une part de la rétribution de celui-ci ; ils frustrent quelqu'un d'une partie de son effort pour s'enrichir ou pour vivre. Il y a opposition complète entre le frustreur et le frustré. »
Volé par son patron en tant que producteur, le prolétaire est victime, en tant que consommateur, des commerçants, petits, moyens et gros. Certes, le détaillant, lui aussi, est souvent victime d'une concurrence impitoyable ; pour tenir malgré ses rivaux, il doit observer avec soin, prévoir, calculer. Mais cette concurrence, qui occasionne un gaspillage énorme d'énergie, il conviendrait de la faire disparaître ; il ne faudrait pas non plus que quatre ou cinq intermédiaires inutiles séparent le producteur du consommateur, provoquant par leur multiplicité une élévation considérable des prix. Aussi quel révoltant spectacle nous offre le monde capitaliste contemporain ! En haut, des oisifs, gavés de tous les biens, vivent dans des palais splendides, entourés d'un luxe insolent ; sur leur table ne paraissent que les mets les plus recherchés, les boissons les plus exquises ; le salaire annuel de plusieurs familles ouvrières ne suffirait pas à payer leurs habits (sans parler des bijoux de madame qui pourraient assurer le bien-être à des centaines de déshérités). XJn nombreux personnel épie les désirs de ces demi-dieux ; leurs autos somptueuses disent à tous qu'il ne s'agit point de mortels ordinaires ; les autorités s'inclinent très bas devant ces personnages à qui leurs bank-notes procurent, sans effort, titres, décorations, mandats parlementaires ; même au cimetière, ils entendant se distinguer du vuiffum pecus par la majesté de leurs tombeaux. Ils peuvent encore affecter des allures charitables, pour qu'une presse asservie vante partout leur générosité. Ainsi, Mm# Schneider, la femme de l'usinier du Creusot, distribue aux œuvres cléricales quelques-uns des innombrables billets que valent à son mari les guerres qui désolent le globe. Une telle bienfaitrice et son digne époux auront une place de choix, au paradis, pour avoir gratifié moines et curés de largesses royales. En bas, des prolétaires qu'un labeur de forçat nourrit maigrement, qui logent dans des taudis et que le chô-
mage, la vieillesse et la maladie suffisent à plonger dans un extrême dénuement. Pour prix de la croûte quotidienne qu'il leur jette avec dédain, le patron s'efforcera d'asservir leur esprit, tout en épuisant leur corps l Et le prêtre, son sinistre auxiliaire, ne parlera -aux ouvriers que de résignation !
A ces parias, la société réserve menaces et punitions ; leurs habits usagés l'es désignent à la malveillance des "gendarmes et des policiers ; pour d'insignifiantes vétilles on les conduit en prison. Ceux dont ils entretiennent le luxe, dont ils remplissent, les coffres-forts, n'hésitent pas, quand ils lé peuvent, à les priver du nécessaire. N'orit-ils pas récemment détruit d'immenses stocks de blé, de café, etc., plutôt que de consentir une baisse de prix favorable aux indigents ? Au sens littéral, ces derniers sont des damnés pour qui n'existent ni répit, ni miséricorde. Comme le dit si éloquem-ment Sébastien Faure, ils « naissent, grandissent, vivent et nieurent sans autre horizon que la pauvreté, sans autre perspective qu'une mort prématurée ou une vieillesse indigente. Ils ne connaissent rien des contentements de l'esprit, des satisfactions du cerveau ; leur passé s'appelle déception, leur présent douleur, leur avenir désespérance. » Un régime qui aboutit à «Je pareilles conséquences, qui dépouille le travailleur au profit des fainéants, qur gaspille inutilement l'énergie humaine, qui assure la domination des grands bandits de la finance, est condamnable manifestement.
Le Libéralisme Economique, qui compta de nombreux partisans au cours du xix« siècle, et dont les doctrines inspirèrent les législateurs en pays capitalistes,- prétend qu'il est impossible et dangereux de vou« loir modifier la situation actuelle. Il faut se résigner ô voir éternellement des pauvres et des riches, des expioj teurs et des exploités ; c'est une erreur de tenir compte des aspirations de la conscience humaine vers plus de justice. Malgré son nom, un tel système s'avère hostile à la liberté véritable ; il vise uniquement à maintenir les privilèges dès détenteurs de la richesse. Oubliant que le régime de la propriété a déjà subi de multiples transformations et qu'il est soumis à un devenir inéluctable, de même que les autres institutions sociales, il érige en principes universels et immuaûles les règles admises pendant une période limitée de l'évolution. Sa doctrine peut se réduire à trois points : 1° Des lois fatales régissent les groupements humains ; ne les ayant pas faites, nous ne
pouvons les modifier ; et si nous le pouvions, nous aurions tort d'y toucher, car elles sont bonnes ; 2° Expression des rapports qui s'établissent spontanément entre les hommes, elles apparaissent dès que ceux-ci, abandonnés à eux-mêmes, n'agissent plus que par intérêt ; 3° Production et distribution des richesses sont gouvernées par ces lois, que le législateur respecte lorsqu'il se borne à favoriser les initiatives individuelles.
Ajoutons que les partisans du libéralisme économique sont habituellement des patriotes acharnés ; dans l'usine, à la ferme, ils veulent un patron tout-puissant, dont l'autorité sera soutenue par l'Etat contre les revendications de ses employés. A leur avis, entrepreneurs et capitalistes ont raison de frus-ter l'ouvrier d'une notable partie du fruit de son labeur. Malgré ce qu'affirment les professeurs d'économie politique et les manuels à l'usage des étudiants, la doctrine anarchiste, qui repousse énergiquement l'exploitation de l'homme par l'homme et condamne le régime de propriété consacré par le Code, n'est pas du tout de même ordre que le libéralisme économique. La formule : « Laissez faire, laissez passer », que ce dernier adopte, n'implique nullement la disparition d'un Etat que l'on charge, au contraire, de maintenir les injustifiables privilèges du propriétaire ; elle réclame seulement pleine liberté pour l'entrepreneur qui veut rançonner cyniquement ses employés ou ses clients ; et, de plus, elle affirme que, dans la lutte économique, le faible n'a qu'à disparaître, le fort ayant pour lui tous les droits. Ce culte du succès, cette apologie des forces malfaisantes se placent à l'opposé de l'idéal libertaire qui réclame pour chaque individu, même le plus faible, toute la somme de bonheur que sollicitent ses désirs. Et c'est dans l'accord de tous, iioiTdans une lutte universelle et implacable, qu'il place le ressort du progrès.
Si j'insiste, c'est que cent fois j'ai -entendu confondre libéralisme et anarchie, que nulle part je n'ai trouvé une réfutation méthodique de cette fausse assimilation et que des penseurs, qui ne sont pas sans mérite, condamnent la doctrine anarchiste en raison des effet3 déplorables engendrés par le libéralisme économique. Ils identifient incohérence et désaccord général avec anarchie ! Cette dernière n'existe actuellement que dans le domaine scientifique et artistique ; encore la science officielle, l'art officiel .s'efforcent-ils d'instaurer des dogmes, d'imposer ie joug de pontifes qui secondent les desseins des puissants du jour. La concurrence économique, les luttes féroces qu'engendre le capitalisme résultent des privilèges que l'Etat garantit au propriétaire, au rentier, à l'entrepreneur, des vols que la loi autorise et sanctionne en les baptisant bénéfice. ou intérêt. Doctrine insoutenable, le libéralisme économique part de faux principes et d'une analyse incomplète des faits. « L'idée, écrit Gide, que l'ordre économique existant est le produit spontané de la liberté — et qu'il ne pourrait être remplacé (pie par un "ordre fondé sur la contrainte et par conséquent pire — ne paraît pas exacte. Cet ordre est, pour une part au moins, le résultat soit de faits de guerre et de conquête brutale (par exemple l'expropriation du sot de l'Angleterre et tle l'Irlande par un petit nombre de landlords a pour origine historique la conquête, l'usurpa'ion ou la confiscation), soit de lois .positive^ édictées par certaines classes de la société, à leur profit (lois successorales, lois fiscales ,etc.). » Loin de constituer des exceptions, comme Gide semble le croire, rapines violentes ou confiscations légales sont les sources premières de toute richesse un peu considérable. Et la concurrence économique n'est pas de même ordre que la lutte pour la vie, dans le domaine biologique. La seconde assure le triomohe de l'individu le plus fort, le mieux adapté, la première favorise surtout celui qui triche et fraude. Elle « n'a nullement pour effet de rétribuer les fonctions et les travaux les plus utiles, tels que ceux de l'agriculture, qui tendent à être délaissés, alors que les plus improductifs, par exemple ceux des boutiquiers des villes ou des employés de bureau, sont disputés avec acharnement et ridiculement multipliés. » Elle néglige l'association qui constitue pourtant une force, et si grande qu'elle parvient d'ordinaire à vaincre l'individu isolé, même s'il est énergique et intelligent. Ne soyons pas surpris qu'une telle concurrence se détruise finalement elle-même en engendrant le monopole : comme elle ne réalise pas l'équilibre entre la production et la consommation, des crises fréquentes éclatent qui favorisent l'accaparement du profit total par quelques privilégiés.
Les vices du régime actuel étant incurables, de nombreux réformateurs ont proposé de le modifier. Dans un passage de sa République, Platon déclarait déjà que, dans une société idéale, tout serait commun entre les citoyens. Au xvi« siècle, Thomas Morus demandait que chacun ne désire rien pour lui-même qu'il ne désire, en même temps, pour tous ses semblables ; et Campanella exposait le système communautaire dans la Cité du Soleil. Les EsBeniens, les Vaudois, les Anabaptistes et d'autres sectes religieuses ont prêché la communauté des biens. Rousseau, Mably, Morelly furent des présocialistes ; Babeuf est le premier des communistes modernes. Avec Saint-Simon, Fourier et leurs disciples, on arrive à ce que l'on appelle, d'une façon ironique mais injuste, le socialisme ulopique ou encore le socialisme sentimental.
Si Karl Marx les a fait oublier, c'est qu'il prétendit * rompre avec les abstractions métaphysiques pour cons-. tituer yne science historique. Avant lui, Hicardo et Lassalle avaient formulé la loi d'airain ; avant- lui, Proudhon, qui a malheureusement trop dispersé ses idées, avait donné la théorie de l'a plus-value et signalé l'antinomie qui existe actuellement entre le mode de production et le mç>de d'appropriation. Mais, parce qu'on le crut, non un rêveur, mais un savant, Karl Marx exerça une action immense. Néanmoins, constatation troublante pour celui qu'anime le véritable esprit scientifique, 'son système tout entier ropose sur le matérialisme historique, hypothèse séduisante et qui possède une apparence de rigueur logique, mais indéfendable, car elle néglige des facteurs de premier ordre, dont l'importance fut maintes fois prédominante. Déjà Blanqui estimait qu'entre l'histoire et l'économie politique il existe des rapports si étroits qu'on ne peut les étudier l'une sans l'autre. Pour Proudhon, les sociétés se meuvent sous l'action des lois économiques et le progrès social se mesure au développement de l'industrie et à la perfection des instruments. Karl Marx va plus loin et déclare que l'ordre politique et social dépend entièrement de l'ordre industriel, que la condition juridique de l'individu se définit par la place qu'il occupe dans le trafic, que la conscience est un simple reflet provoqué par l'action préalable du milieu tant matériel que social. En conséquence, les luttes économiques, la lutte des classes, expliquent l'histoire aussi haut,que l'on remonte dans l'antiquité. « Toute l'histoire de la société humaine jusqu'à ce jour, déclare Marx, est l'histoire de la lutte des classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître-artisan et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, dressés les uns contre les autres dans un conflit incessant, ont mené une lutte sans répit, une lutte tantôt masquée, tantôt, ouverte ; une lutle qui, chaque fois, s'est activée soit par un bouleversement, révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en conflit. » Marx oublie que les croyances, les sentiments, les besoins moraux, d'autres facteurs encore d'ordre intellectuel ou individuel, sont de puissants moteurs de l'activité humaine.
L'auteur du Capital a beaucoup insisté, par ailleurs, sur le phénomène si curieux de la concentration capitaliste. Successivement les petites, puis les moyennes
entréprises doivent disparaître pour ne laisser place qfu'à la grande industrie ; et, par une fatalité inéluctable, les classes moyennes iront rejoindre le prolétariat: Une infime minorité de possédants finira par détenir entre ses mains l'ensemble du capital et des instruments de production, tandis que les masses ouvrières, par une baisse progressive du salaire réel, subiront des conditions économiques de plus , en plus durès. Mais cette réduction du nombre des possédants aboutira à la ruine d» régime actuel, car les travailleurs, ayant acquis une conscience de classe, s'empareront, pour le compte de la collectivité, des richesses détenues par une poignée de potentats. Si Marx écrit, ce r 'est point pour « abolir par des décrets les phases du développement naturel de la société moderne ; mais, pour abréger la période de la gestation et pour adoucir les maux de l'enfantement ». En indiquant le processus nécessaire qui, parti du travail infiniment morcelé et parcellaire, doit aboutir au travail de plus en plus collectif, finalement concentré entre les mains de l'Etat; il se borne à « lire l'avenir, prochain dans le présent bien compris ». Ce n'est pas parce qu'il est conforme à la justice et répond aux meilleures aspirations humaines que le communisme se réalisera, c'est « parce qu'il est dans l'enchaînement des faits historiques qu'il se fasse ». Il serait inutile de vouloir s'opposer à son avènement, car l'homme subit l'histoire ; mais en la comprenant et en y acquiesçant, il la rend moins pénible et la hâte un peu.
Beaucoup estiment que les faits n'ont pas confirmé les prévisions de Karl Marx. « Il est inexact, déclare Ernestan, dans une étude très instructive, Le Socialisme contre l'Autorité, qu'en se développant, le capitalisme se soit centralisé. Sans doute, par l'entremise de cartels, groupes financiers, etc., le capitalisme tend à une organisation plus rationnelle, mais le capital se décentralise et devient, de plus en plus anonyme par la constitution^en sociétés par actions des moyennes et grandes entreprises. A ce propos, remarquons que, dans ses théories sur les mouvements du capital, Marx n'a pas suffisamment tenu compte (cela était peu développé à son époque) de la spéculation et du jeu effréné que permettent le systèone boursier et les pratiques modernes du crédit, procédés qui entrent pour une part immense dans le, mouvement*des fortunes d'aujourd'hui, et dont les régies déroutent les économistes les plus savants. Il est inexact que les classes dites moyennes aient disparu ou soient en voie de disparition par le développement de l'économie capitaliste. Les petits commerçants, boutiquiers, artisans, paysans (propriétaires, iermiers, métayers), employés, fonctionnaires, représentants de professions libérales, artistes, techniciens, etc., etc. constituent, dans nombre de pays, une masse numériquement supérieure au prolétariat compris dans le sens « ouvrier ». Ce dernier terme lui-même devient singulièrement élastique et la conception simpliste de la « lutte de classe » peut amener à des anomalies bizarres. C'est ainsi que l'ouvrier chinois est le frère de classe de l'ouvrier américain qui gagne huit ou dix fois davantage. Par contre, le petit %paysan ou boutiquier, se débattant contre la ruine, serait « l'ennemi de classe » du maître d'école ou du chef de gare, dont la situation matérielle est bien souvent meilleure. Le propre du capitalisme fut précisément de multiplier, plus qu'aucun autre régime, les catégories économiques et sociales. Il est inexact que le capitalisme doive nécessairement abaisser le salaire. Il peut aussi Jaire le contraire, et il le fit. Les rigides prédictions marxistes s'appliquent le plus souvent à faux sur le capitalisme, parce que ce dernier est doué de la plus grande souplesse. C'est précisément cette qualité qui rend ce régime le plus résistant et le plus difficile à abattre. » Si Karl Marx indique le processus qui doit aboutir à la disparition du régime actuel, il reste muet sur la période constructive qui suivra cette disparition. Quand cessera l'exploitation économique, l'Etat, soutien de la bourgeoisie capitaliste, aura perdu sa raison d'être. D'où cette déclaration du manifeste communiste : « Le pouvoir politique, à proprement parler, est. le pouvoir organisé d'une classe pour l'oppression d'une autre ». Et Engels écrira qu'un jour « toute la machinerie de l'Etat sera reléguée près de la hache de bronze et du rouet dans les musées d'antiquailles ». Mais Marx admettra qu'à titre de force destructive, l'Etat peut passer au service du prolétariat, avant de s'évanouir de lui-même, lorsque la puissance du capitalisme sera définitivement abattue. Simple résultante de la domination de classe, il doit fatalement disparaître avec elle.
Dans l'Etat, les communistes voient, théoriquement, un mal indispensable mais transitoire, destiné à prendre fin avec le Capitalisme d'Etat. En pratique, hélas ! il semble que, dans la Russie Soviétique, comme ailleurs, les détenteurs de l'autorité n'abandonneront leur place que si on les y contraint: Les marxistes décrétaient, en 1871, au congrès de Londres, que « l'organisation du prolétariat en parti politique était nécessaire pour assurer le triomphe de la révolution sociale » ; et, l'année suivante, ils affirmaient que « la conquête du pouvoir
politique est le grand- devoir du prolétariat ». Dès lors, teur principale préoocupation fut de s'emparer • de FEtat : sa disparition étant reportée dans un avenir dont on ne s'inquiétait pas. Engagé dans cette voie, de plus en plus oublieux de ses origines, le socialisme a sombré finalement dans l'électoralisme : il ne songe aujourd'hui qu'à obtenir de nombreux sièges dans les Parlements des divers pays européens. Un réformisme doucereux lui frfït complètement oublier ses anciens buts révolutionnaires ; et des compromissions de toutes sortes le déshonorent quotidiennement. Un Millerand, un Viviani, un Paul Boncour, un Vandervelde, un Mac Donald, etc., —: nous ne pouvons les citer tous : ii's sont trop !'— ont montré jusqu'où les politiciens de la H* Internationale savent aller en matière de reniements. •
Les partisans de la IIIe Internationale rejettent le parlementarisme et mettent leur confiance dans la dictature du prolétariat ou plus exactement dans la dictature du parti communiste. Lénine, fervent marxiste, se donne, en théorie, comme un adversaire de l'Etat. « La lutte des masses laborieuses pour s'arracher à l'influence de la bourgeoisie en général et de la bourgeoisie impérialiste en particulier, a-t-il écrit, est impossible sans une lutte contre les préjugés opportunistes à l'égard de l'Etat. » Et, rappelant le passage où Engels déclare que, le communisme instauré, l'Etat s'endort de lui-même et meurt, il' ajoute : « L'expression YEtat se meurt est très heureuse, car elle exprime à la fois la lenteur du processus et sa fatalité matérielle. C'est l'habitude seule qui peut produire ce phénomène et qui le produira sans aucun doute. »
D'une façon plus catégorique, il dira même : « Sur la suppression de l'Etat comme but, nous sommes complètement d'accord avec les anarchistes ». Mais ce sera pour ajouter plus loin : « Nous sommes d'accord sur les buts, pas sur les moyens. Et nous considérons l'Etat prolétarien, la dictature comme une nécessité ». Cètte dictature, qu'il identifie avec les ouvriers armés, est « un pouvoir qui s'appuie directement sur la vio--lence et'n'est lié par aucune loi ». Sur les ruines de l'FJwt capitaliste, Lénine veut établir un Etat prolétarien, à titre transitoire assure-t-il. Ces vues théoriques furent expérimentées par lui, lors de la Révolution russe. Prévoir le résultat final des transformations accomplies dans la République fédérative des Soviets de Russie est encore malaisé. Nous ne nous sommes point mêlé à ses adversaires, lorsqu'on"l'attaquait de toutes parts ; et pourtant des faits personnels nous ont révélé l'étroitesse d'esprit de ses dirigeants. C'est vers
elle qu'allait notre sympathie, quand tohs les réactionnaires du monde sé liguaient pour l'étrangler. Et nous lui sommes reconnaissant des coups qu'elle a portés au pouvoir capitaliste. Mais, chez elle, l'Etat omnipotent réduit l'individu à n'être qu'un numéro dépourvu d'idées propres ; elle fabrique les mentalités en série ; sur son sol, la liberté ne fleurit nulle part.
« L'Etat prolétarien, écrit Ernestan, ne semble pas avoir suivi les prescriptions du prophète Engels. U ne paraît, pas considérer ses interventions dans les affaires sociales comme devenant « de plus en plus superflues ». Quant à s'endormir ? il ne déclare aucune fatigue et, à moins que le prolétariat russe ne se décide à le tuer, il vivra plus longtemps que le prestige d'Engels lui-même. Tout au contraire, le pouvoir d'Etat bolchévique enlaça dans ses tentacules, les uns après les autres, tous les éléments de la vie économique et sociale, paralysant du même coup les facultés créatrices et les forces potentielles du prolétariat et empêchant ainsi l'éclo-sion des véritables élites. L'Etat, maître de tout, doit par le fait pourvoir à tout ; l'abus engendre l'abus : chaque décret-loi, accentuant la dictature, écarte de plus en plus de la méthode socialiste. Comme ils se rendent compte des résultats, et pour combattre les déceptions, les théoriciens patentés du gouvernement russe se retranchent derrière le régime transitaire qui doit constituer les bases d'un socialisme futur. Ils tiennent le prolétariat en haleine et se dupent peut-être eux-mêmes avec l'électrification, la coîlectivisation des terres, le plan quinquennal et autres mots d'ordre présentés comme des mythes. Ils oublient ou n'ont jamais su que le socialisme ne se mesure pas fi la capacité industrielle, au rythme de la production ou à. la puissance économique, mais, avant tout, aux rapports économiques et sociaux des individus ; au fonctionnement de la justice sociale suivant le socialisme. »
Dans Vérités et Mensonges du. Bolchevisrnc, C. Mi-chaud note, avec beaucoup de finesse, les multiples contradictions auxquelles aboutit le régime soviétique. De plus en plus, le travailleur russe se voit frustré de ses droits au profit de l'Etat ; l'inégalité des salaires subsiste, elle est même beaucoup plus accentuée maintenant qu'au début de la Révolution ; les cerveaux des jeunes, savamment malaxés, ne savent plus que croire en Lénine et obéir à la dictature. « L'Etat, comme l'individu, écrit G. Michaud, n'échappe pas à l'instinct de conservation : il le subit et se défend par la répression et le renforcement de ses prérogatives. Alors, apparaît l'importance de cette mystification qui poursuit le dépérissement de l'Etat en le fortifiant, qui pré-
tend faire périr l'Etat tout- en ignorant la voie qui mène à son extinction. » " Dans certains domaines, en matière de famille, de mariage, d'avortement par exemple, les communistes russes sont parvenus à d'heureux résultats en .s'inspi-rant des idées libertaires. Leur campagne systématique de déchristianisation provoque les protestations intéressées du clergé catholique et protestant : parce qu'ils ne font point appel a la violence, comme on l'a prétendu, nous l'approuvons pour notre part. Applaudissons de même à leurs efforts contre l'analphabétisme, à leur désir de diffuser l'instruction ; mais en regrettant qu'ils asservissent les cerveaux aux dogmes marxistes. Point de progrès possible dans l'ordre intellectuel, si abdiquant l'esprit. critique, on érige en règle de foi ce qu'affirment les autorités. Comme la Révolution française, la Révolution russe marque une étape dans l'histoire des transformations sociales. En persécutant les anarchistes, les russes commettent une faute comparable à celle des révolutionnaires français exécutant Babeuf, le précurseur du communisme.
Babeuf voulait instaurer un régime préférable à celui que la bourgeoisie fit adopter en 1789, et dans les années suivantes ; l'anarchie est si manifestement supérieure au communisme étatiste, qu'un Marx et un Lénine le reconnaissent théoriquement. Mais ils affirment que l'heure de l'anarchie n'est pas venue, comme les jacobins de 1797 estimaient beaucoup trop hâtives les conclusions pratiques auxquelles aboutissait Babeuf. Pourtant, le communisme s'est imposé ; l'anarchie triomphera de même, retardée seulement par le culte de l'Etat que les bolchévistçs érigent à la hauteur d'une religion. Et c'est alors qu'une cité fraternelle sera possible, que l'ère de l'universel amour naîtra. En science, nous concevons la possibilité de recherches et de progrès indéfinis ; dans les rapports entre humains, rien n'autorise à tracer des limites infranchissables aux améliorations qui surviendront.
Le succès des doctrines marxistes provoqua l'éclosion de multiples systèmes pseudo-socialistes qui, pour rendre le régime actuel plus supportable, voulaient réformer quelques-uns de ses abus. Destinés à barrer la route aux conceptions collectivistes ou libertaires, qui font trembler la bourgeoisie, ce sont, aux heures difficiles, les auxiliaires du capital. En de nombreuses circonscriptions, il est bon de se dire socialiste pour plaire aux électeurs. Et de vagues considérations sur les souf-
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frances du peuple, sur la nécessité d'atténuer des inégalités trop choquantes, introduites dans le programme d'un candidat, suffisent pour qu'il se proclame socialiste. Ainsi naquirent les socialistes patriotes, les socialistes chrétiens, les radicaux-socialistes ; Hitler suivit cet exemple, imité dans tous les pays par les pires réactionnaires. Le démocratisme vague et mensonger d'un grand nombre de partis politiques a de même, pour but, de capter la confiance des travailleurs naïfs. On parle de sécurité économique, d'entr'aide et de collaboration des classes, de disparition progressive du prolétariat ; les promesses ne coûtent rien, on les multiplie, mais en reportant toujours leur réalisation à plus tard. Pratiquement, l'on se borne à des palliatifs insuffisants, tels que l'intervention de l'Etat dans les conflits entre patrons et ouvriers, ou la participation des seconds aux bénéfices de l'entreprise pour laquelle ils travaillent.
L'Etat peut fixer un minimum de salaire pour atténuer l'effet de la loi d'airain ; il peut limiter le nombre des heures dé travail, servir d'arbitre quand des contestations surviennent entre employeurs et employés. Mais nous savons par expérience, et la plus élémentaire logique nous oblige à estimer que l'Etat, n'oubliant jamais ses origines capitalistes, favorise toujours le patron. S'il affecte parfois de défendre l'ouvrier, s'il accorde des améliorations partielles, la loi de huit heures par exemple, c'est que, redoutant une insurrection, il veut calmer le mécontement des masses, par des concessions qui ne portent pas atteinte aux privilèges essentiels du capital. Il accepte de donner des satisfactions secondaires, afin de maintenir l'injustice fondamentale qui permet à la bourgeoisie de s'enrichir sans travailler.
Dans le but de persuader à l'ouvrier qu'il est un collaborateur du patron et nullement son adversaire naturel, on parla beaucoup autrefois de le faire participer aux bénéfices péalisés par son employeur. On en parla, mais très peu de maisons mirent la chose en pratique. Comme elles exigèrent au préalable un asservissement complet de leurs salariés et prétendirent ne faire que des bénéfices insignifiants, cette invention capitaliste ne fut jamais prise au sérieux par la classe populaire.
Le coopératisme « a le rare privilège, écrit Gide, de rallier des adhérents venus des camps les plus opposés, du vieux socialisme idéaliste français de Fourier et de Leroux, du positivisme d'Auguste Comte, du socialisme évangélique de Carlyle et de Ruskin et des laboratoires de biologie. » 11 a d'ailleurs revêtu, par suite de la •variété des milieux où il s'est développé, des formes très différentes. « Dès le commencement de ce siècle, Owen, en Angleterre, et Fourier, en France, avaient pensé que Ton pourrait transformer complètement l'homme et le monde par le moyen de l'association libre, et ils avaient imaginé à cet effet des mécanismes plus ou moins ingénieux, que nous ne pouvons exposer ici. fclais la seule force des choses a fait surgir spontanément dans différents pays des formes très diverses d'association ; en Angleterre des associations de consommation, an France des associations de production, en Allemagne des associations de crédit, d'autres encore qui, quoique dans des proportions plus modestes, ont déjà commencé à réaliser d'assez sérieuses transformations dans les conditions économiques actuelles et à ouvrir le champ à de plus grandes expériences. »
Charles Gide, qui se lit le théoricien et l'animateur du coopératisme, le proclame le meilleur moyen de libération pour la classe ouvrière et de rénovation, tant économique que morale, pour la société. Sans méconnaître son efficacité réelle, ni les résultats heureux auxquels il parvient souvent, nous le croyons incapable de mettre sérieusement en danger le régime capitaliste actuel. Tel est l'avis du patronat, qui, d'une façon générale, ne témoigne pas à son égard d'une grande hostilité. Il réserve sa haine aux syndicats ouvriers, redoutables adversaires qui détruiront finalement son règne, s'ils échappent à la tutelle des politiciens et reprennent une mentalité révolutionnaire. Dans les pays capitalistes, le coopératisme subit des influences regrettables et s'accommode de déviations qui diminuent singulièrement sa valeur éducative. Stephen Mac Say a très bien mis en lumière les difficultés que rencontre, présentement, l'association libre, dans sa belle étude De Fourier à Godin, où il retrace l'histoire du familistère de Guise. Et, constatant que, si l'oeuvre fondée par Godin perdure en tant qu'affaire, elle ne compte plus dans les espérances des travailleurs, il connut : « Le problème social ne se résout pas par agrégat uns successives. C'e6t un problème d'ensemble qui appelle des solutions générales. Les mieux intentionnées des tentatives particulières — pareilles à ces défenseurs du prolétariat enlisés lentement dans le marais parlementaire et légaliste — s'étiolent en compromission?, voient se pervertir leurs directives dans une réincur-poration progressive aux formes ambiantes qui les enserrent de toute la puissance de l'âge et du nombre et de ce faisceau d'acceptations commodes qui lie l'individu aux choses établies >».
Pourvue les association s ^libres de producteurs donnent tous les résultats qu'on est en droit d'attendre* pour qu'elles puissent régénérer le globe, il faut que disparaissent non seulement le régime capitaliste, mais l'Etat, son père et son soutien. Bakounine (qui se dressa contre Karl Marx au nom de l'opposition libertaire) le dénonçait comme la cause première de l'ensemble des iniquités sociales. Pour lui, la liberté restait inséparable de l'égalité ; et, loin de n'être qu'une résultante, un reflet de la domination de classe, l'Etat était le grand adversaire qu'il fallait terrasser. Ce résultat serait obtenu, moins d'une façon en quelque sorte mécanique par suite des contradictions internes du système capitalisme, que grâce à la volonté révolutionnaire du pro-létar'it. Alors que Karl Marx compte sur le fatalisme des événements historiques, Bakounine attribue une importance essentielle à l'action de l'homme. Et, parce qu'il répugne à établir des dogmes en matière économique, son œuvre est beaucoup plus scientifique que celle de son adversaire. On ne le crut pas.
Aujourd'hui encore, beaucoup ne s'aperçoivent point que l'attitude anarchiste n'est, autre chose que l'attitude scientifique appliquée, non plus seulement à un cercle restreint de spéculations théoriques, mais à tous les domaines indistinctement de la connaissance et de l'action. Bakounine fut exclu, en 1872, de la Internationale, qui disparut d'ailleurs comme on le sait. Par la suite, les idées libertaires exerceront, assez longtemps, un réelle influence sur l'extrême-gauche du parti socialiste. Mais le point de vue autoritaire et le point de vue anarchiste étant diamétralement opposés, aucune conciliation n'était possible. Sébastien Faure l'a magistralement montré dans le dernier chapitre de La Douleur Universelle : « Quand des hommes, écrit-il, se proposent le même but et que les divergences de vue n'éclatent entre eux que sur la question des voies et moyens, l'accord est parfois long et difficile à se faire, mais il reste toujours possible et, «à la faveur de certaines circonstances imprévues ou cherchées, il se réalise fréquemment. Mais lorsque cette divergence de tactique provient de la différence du point de départ et du but à atteindre, l'union ne peut se produire ; car sur quelle base s'asseoirait-elle ? Imaginez une troupe d'individus devant effectuer le même voyage, c'est-à-dire partant du même lieu et se proposant d'arriver au même endroit : il pourra surgir des discussions sur l'heure du départ, l'itinéraire à suivre, le moyen de transport à employer, mais il est à espérer qu'ils finiront pa<- se " mettre d'accord sur ces diverses questions et à faire route ensemble. Tandis que si vous supposez des personnes ayant à effectuer non seulement de6 voyages différents, c'est-à-dire n'ayant ni le même point de 'départ, ni le même point d'arrivée, mais encore des voyàges e*i sens inverse — les unes se dirigeant vers le iiord et les autres vers le sud, — il est de toute évidenee qu'elles n'arriveront jamais à suivre la même voie. » /
^0r, lorsqu'il s'agit de déterminer la cause première, l'origine de tous les maux qui dérivent des institutions sopiales, un désaccord brutal survient parmi ceux qui estiment qu'une transformation complète du régime actuel s'impose. « Vélément autoritaire voit celte origine dans le principe de « propriété individuelle » ; Vélément libertaire la découvre dans le principe d' « autorité ». » Pour les uns, c'est de l'organisation économique, de l'existence d'une classe pauvre et d'une classe riche que„proviennent les troubles douloureux constatés dans tous les domaines. Pour les autres, l'Autorité s'avère génératrice de toutes l'es servitudes, parce qu'elle s'oppose à la libre satisfaction de nos besoins tant physiques qu'intellectuels et moraux. Prétendre que la disparition de la propriété individu-rlle transformerait en paradis l'enfer social actuel dénote, d'ailleurs, une étonnante naïveté. « Si la suppression du travail excessif, de l'excessive privation et de l'insécurité du lendemain,'déclare Sébastien Faure, suffit à la jo;e de vivre, ainsi que semblent le croire les anti-propriétaires, comment se fait-il qu'ils ne soient pas parfaitement heureux, ceux qui, vivant, dans l'opulence et à l'abri des coups de la fortune, peuvent ne rien refuser à leur tube digestif, à leurs sens, à leur amour du bien-être, du confortable, du luxe ? Pourtant ces privilégiés connaissent, eux aussi, la douleur. Ils ignorent les angoisses des estomacs affamés, des membres grelottant de froid, des bras tombant de harassement, C'est vrai ; mais ils sont en proie aux affres d^ la jalousie, aux déceptions de l'ambition, aux inquiétudes de la conscience, aux morsures de la vanité, aux tyran* nies du « qu'en dira-t-on ». àux sujétions du convenu, aux obligations familiales, aux exigences'mondaines ; ils se débattent au sein des écœurements, des dégoûts, des indignations, des révoltes. »
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Tant que subsisteront le formidable appareil répressif de la justice et Fécrasante hiérarchie du fonctionna' risme, l'individu connaîtra les souffrances d'une contrainte dont la nature ne s'accomode point. Prisons et tribunaux socialistes ne vaudraient pas mieux que ceux d'aujourd'hui. « Séraient-ils heureux, ceux qui comparaîtraient devant ces tribunaux et seraient plus ou moins longtemps détenus dans les nouvelles bastilles ; ou encore condamnés par la magistrature socialiste aux plus durs travaux ? Les rivalités s'exerce-raient-eliès moins violemment qu'aujourd'hui, entraînant à leur suite leur hideux cortège de haine, de rancune, d'envie, de calomnie, de bassesse, de flatterie, lorsque le champ commercial, industriel et financier leur étant fermé, elles se livreraient bataille pour les premières places dans la hiérarchie administrative? Aurait-il plus que de nos jours, la possibilité de satisfaire tous ses besoins, c'est-à-dire de goûter le bonheur, l'individu dont tous les appétits seraient, comme aujourd'hui, (plus qu'aujourd'hui peut-être, incessamment prévus, réglementés et mesurés ? »
Ce qui se passe, à l'heure actuelle, en Russie, ne confirme que trop les prévisions de Sébastien Faure. Encore doit-on remarquer que l'effrayante et séculaire misère du peuple, en ce pays, prédisposait l'immense majorité des liabitants à faire passer les besoins matériels avant les satisfactions intellectuelles et morales. Dans les contrées où les hommes sont plus instruits, les mentalités plus ouvertes, le goût de l'indépendance plus développé, un triomphe durable du bolchévisme apparaît improbable. L'échec de la propagande communiste, dans un grand nombre de pays, trouve là sa véritable explication.
L'anarchie aura l'avenir pour elle, quand les peuples feront passer au premier plan les aspirations du cœur et du cerveau. Mais c'est une illusion de croire qu'elle réclame, pour devenir possible, une perfection dont les hommes ordinaires sont incapables. Parfois ses partisans eux-mêmes ne paraissent pas avoir une idée nette de la situation. Ils oublient qu'une association libertaire disposant des droits de sélection et de légitime défense ne serait point désarmée, comme on le laisse croirç. Certes, elle ne contraindrait personne soit à entrer dans son sein, soit à y rester, mais elle n'aurait pas à faire vivre des parasites, qui voudraient prendre sans rien donner. Voyez l'animal, il doit chercher sa nourriture, s'il' reste à l'état isolé ; et, s'il fait partie d'un groupe (l'abeille ou la fourmi par exemple), il doit fournir sa part de travail à l'œuvre collective. Pas davantage, l'anarchie n'implique absence de plan, manque de prévoyance ; c'est le contraire qui est vrai, puisqu'elle requiert le triomphe complet de la raison. Si la population devient trop dense, il faudra bien qu'une entente intervienne concernant la procréation ; et des accords entre producteurs seront toujours indispensables, pour éviter un vain gaspillage d'énergie. Grâce aux belles recherches d'E. Armand, nous connaissons de nombreux milieux de vie en commun ; très peu ont prospéré ; très peu ont fait
Oeuvre durable. N'en soyons pas surpris : sans parler des difficultés qui résultent de l'ambiance, du man-r que de ressources, de l'incompatibilité des caractères, ' uifce association libertaire a contre elle de ne pouvoir utiliser son droit tfe légitime défense.
Depuis longtemps, l'a société se réserve de protéger choses et personnes, interdit de recourir à des mesures compensatrices sans intervention des juges, empêche par mille entraves légales le libre jeu de la réciprocité. Or, les règles d'action des groupements anarchistes s'accordent mal avec les articles du code ; de plus, tribunaux et police traitent'avec une dureté insigne les adversaires de l'autorité. L'Etat les prive de tout moyen de défense; sans leur fournir aucun avantage compensateur ; il' livre les associations libertaires à la merci de leurs adversaires, et du dehors et du dedans. Sa disparition, en rendant de nouveau possible l'exercice, par les groupes et les individus, des droits naturels de légitime défense et de réciprocité, modifierait complètement la situation. Une rigoureuse sélection évite bien des ennuis ; elle s'impose, lorsqu'on redoute une immixtion occulte d'individus malveillants ou d'agents secrets de l'Etat. Mais elle n'est praticable que* dans les associations fermées, et n'apporte pas de solution au problème de la réorganisation de la société prise dans son ensemble. ■ Les syndicats peuvent devenir de précieux instruments d'action, sous l'influence et l'impulsion de l'esprit libertaire. Ils se fondent sur l'intérêt et jouissent d'une certaine tolérance légale, en raison de leur caractère professionnel. « Le syndicat, remarque Pierre Besnard, est la forme-type et réellement concrète de l'association libre. On peut dire, en vérité, qu'il a toujours existé. En effet, à toutes les époques de l'histoire, les hommes — comme les animaux, les végétaux et les minéraux — se sont réunis par « famille », par espèce, puis par affinité, pour se défendre collecti-. vement contre les périls naturels d'abord ; contre les animaux qui leur disputaient le droit à la vie ; contre d'autres hommes, plus tard, lorsque la force, puis la ruse, créant la propriété, le pouvoir,' l'autorité, l'Etat, firent des hommes, des esclaves et des maîtres, des seigneurs et des serfs, des pauvres et des riches, des capitalistes et des ouvriers, des gouvernants et des gouvernés ». Devenu pleinement conscient de sa raison d'être, doté de programmes méthodiques et pré-cit, le syndicalisme, qui contraignit les pouvoirs public» à reconnaître son existence, au moins dans une certaine limite, connut chez nous de rapides succès à fin du xix* siècle et au début du xx*. Il fit trembler les défenseurs du Capital et de l'Etat. Mais l'intrusion
de politiciens, dans les postes de direction, provoqua des déviations qui l'affaiblirent et arrêtèrent ses progrès. Partisans de la deuxième ou de la troisième Internationale ou même simples radicaux-socialistes prétendent annexer, à leur profit, les organisations syndicales. Trop souvent ils réussissent,, pour le malheur de la classe ouvrière. Néanmoins les succès du début sont, pour nous, riches de promesses futures : ils démontrent la possibilité pratique de vastes associations libres et révèlent l'existence d'aspirations anarchistes dans les masses populaires.
Ajoutons que les divergences de vue, qui séparent anarchistes communistes et anarchistes individualistes, nous semblent concilïablcs dans le domaine pratique. Les seconds acceptent généralement Passociation en matière de production, mais n'admettent point le communisme en matière de répartition. Or, l'Etat disparu, rien ne s'opposerait à l'existence d'associationsv construites d'après des types très différents : communistes et individualistes pourraient coexister, s'accordant sur cette base : que nul n'a le droit de priver autrui du fruit de son labeur, mais que chacun est libre d'adopter le mode de travail et de répartition qu'il préfère. — L. Barbedette.
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N°« 81-82. La liberté individuelle. N° 96. Politiciens, pièce en un acte.
Ces deux brochures par Edouard Rothen.
Imprimerie £. RIVET rge Vifwwie-Fer. Limogo*