ALEXANDRE GHÉ
Lettre ouverte
à
P. Kropotkine
LAUSANNE
1916
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Lettre ouverte à P. Kropotkine
Cher Maître,
Après une série entière de déclarations publiques au profit de la Triple et Quadruple Entente, qui ont produit une consternation dans les milieux anarchistes et internationalistes, il a paru, dernièrement, un nouveau Manifeste que la presse bourgeoise s'est empressée de qualifier de « Manifeste anarchiste ».
Dans ce Manifeste, signé également par vous, vous suivez la ligne de conduite que vous vous êtes tracée depuis le début de la guerre, en nous invitant de soutenir l'Entente belligérante.
Je ne m'arrêterai pas, pour le moment, spécialement sur le Manifeste, parce que sa critique détaillée nous amènerait trop loin. Mais, comme le caractère social de vos appréciations publiques à propos de faits de la guerre européenne donne à chacun de nous le droit de vous demander des explications, parce que ces appréciations touchent directement les principes mêmes de l'Anarchie, je me permet de vous soumettre ces lignes.
Tout pour nous, dans vos dernières déclarations publiques, est une énigme. Nous différons avec vous, l'un des plus grands théoriciens de l'Anarchie, non seulement dans l'appréciation individuelle des événements, mais sur les rapports de principe que les anarchistes doivent avoir avec ces faits. Et il se pose pour nous avant tout la question : quelle est la cause de notre divergence ? Est-ce que nous sommes de mauvais anarchistes et vous un bon, ou, au contraire, sommes-nous restés anarchistes tandis que vous avez cessé de l'être ? Il n'existe pas deux anarchismes différents et c'est pourquoi je pense avoir le droit de formuler ma question précisément ainsi.
En outre, — et cette deuxième question a aussi une grande importance, — je voudrais vous demander de préciser de quel moment date notre différend: existait-il entre nous communauté d'idées avant la guerre ou la divergence n'est-elle produite que par le fait des hostilités ?
Enfin, — troisième et dernière question, — votre conduite actuelle découle-t-elle logiquement de tout ce que vous avez enseigné et affirmé avant la guerre on est-elle en contradiction avec vos écrits antérieurs ?
Pour vous faciliter les réponses sur les questions posées, je veux préciser les points sur lesquels nous étions en communauté d'idées et sur lesquels nous sommes aujourd'hui en opposition.
Autrefois vous trouviez, que, sans exceptions, toutes les formes de l'Etat sont dans la même mesure des instruments d'oppression des classes travaillantes, et c'est pourquoi vous étiez anti-démocrate. En 1883, devant le Tribunal correctionnel de
Lyon, vous avez déclaré: «Nous voulons la liberté et nous pensons qu'elle est incompatible avec l'existence de n'importe quel pouvoir étatiste quel que soit son origine et sa forme. Qu'importe, qu'il soit imposé ou élu, monarchiste ou républicain, reposant sur le droit divin ou sur le droit du peuple, sur le sacre on sur le suffrage universel. L'histoire nous apprend que tous les gouvernements sont pareils et que l'un vaut l'autre. Les uns ont plus de cynisme, les autres plus d'hypocrisie ; les meilleurs paraissent souvent les plus mauvais : tous ont la même langue, partout la même intolérence. Même ies plus libéraux gardent au fond de la poussière des vieux codes, quelques petites lois commodes contre l'Internationale, pour les appliquer dans les cas favorables contre leurs adversaires gênants. En d'autres termes, les anarchistes voient le mal non dans l'une on l'antre fo-rme de gouvernement, mais dans Vidée de grouvernement et dans le principe même du pouvoir ».
Plus tard, vous avez proclamé les mêmes idées dan* plusieurs œuvres, notamment dans l'Anarchie vous dites : « L'Etat a été élaboré, créé par les siècles, pour affirmer la domination des classes privilégiées sur les paysans et. les ouvriers. Par conséquent, ni l'Eglise, ni l'Etat ne peuvent maintenant devenir cette force, qui servirait à l'anéantissement de ces privilèges. » Et puis: « L'arme d'oppression, d'asservissement ne peut devenir une arme de libération ».
Vous n'avez pas protesté quand, sur les colonnes du journal «Pain et Liberté», dont vous étiez un des initiateurs, était imprimé l'article d'Elisée Reclus, dans lequel l'auteur dit: «Nous avons aMiy toléré les rois oints par le Seigneur ou placés par la volonté du peuple ; tous ces ministres plénipotentiaires, responsables ou irresponsables ; ces législateurs qui sont parvenus à obtenir d'un empereur ou d'un troupeau d'électeurs une parcelle du pouvoir ; ces juges qui vendent ce qu'ils appellent la Justice à ceux qui paient le plus cher; ces prêtres qui représentent Dieu sur la terre et qui promettent une place au paradis à ceux qui deviennent leurs esclaves ici-bas ». Et dans le même endroit : « Nous, anarchistes, nous ne voulons pas de nouveau reconstruire l'Etat, lequel nous avons toujours désavoué ».
Il y a dix ans, vous disiez à propos de la guerre russo-japonaise, en répondant à un Français dans un article que j'ai sous les yeux : « Chaque guerre est un mal, qu'elle finisse par la victoire ou par la défaite. C'est un mal pour les puissances belligérantes, un mal pour les puissances neutres. Je ne crois pas aux guerres bienfaisantes. Les capitalistes japonais, russes ou anglais, jaunes ou blancs, me sont également odieux. Je préfère me mettre du côté du jeune parti socialiste japonais ; quoique peu nombreux, il exprime la volonté du peuple japonais, lorsqu'il se déclare contre la guerre.....En un
mot, dans la guerre actuelle je vois un danger pour
le progrès dans toute l'Europe en général. Est-ce que le triomphe des instincts les plus bas du capitalisme contemporain peut aider au triomphe du progrès i »
Ainsi donc vous aviez adopté la manière de voir antiétatiste, propre aux anarchistes, non seulement en ce qui concerne la société future, mais aussi la société actuelle. Et nous avons toujours estimé, d'accord avec vous, que la vraie liberté n'est pas compatible avec l'existence de n'importe quel pouvoir étatiste, quelle que soit sa forme et son origine. A votre point de vue, et au nôtre, le mal (et, par conséquent, le bien) est non seulement dans l'une ou l'autre forme du gouvernement, mais dans le principe même du pouvoir.
Gomme vous, nous avons aussi admis que l'instrument d'appression ne peut être l'instrument de délivrance. Sur le fondement de cette vérité, qui a toujours été pour nous un axiome, nous avons refusé la collaboration des classes, pratiquée par les socialistes, et nous avons tâché d'arracher le prolétariat de la lutte basée sur une législation étatiste. Nous avons poussé cette formule jusqu'au maximum, jusqu'à exclusion absolue de toutes circonstances atténuantes. Dans un article « Pour la caractéristique de notre tactique », dans le N° 4 du journal «Pain et Liberté», nous avons souligné ce point : « Il ne peut y avoir aucune alliance, aucune coalition, même temporaire, avec la bourgeoisie. Entre elle et nous il n'existe pas d'autre champ
d'activité, que le champ de bataille, où chacun veut enterrer l'autre dans le tombeau. Nous avons pleine conviction qu'il n'existe pas de moment historique qui demanderait du prolétariat une collaboration avec les partis bourgeois, car le prolétariat ne peut, même temporairement, s'allier à ceux-ci sans interrompre sa lutte contre la bourgeoisie ».
Ainsi a pensé aussi notre maître commun, Bakou-nine, détesté par toute la bourgeoisie et par tous les socialistes-étatistes. Encore à l'époque de la Première Internationale, il a prévu à quoi arrivera la classe travaillante, en participant à la politique bourgeoise, et c'est pourquoi il s'est retiré de l'Internationale devenue marxiste, aussitôt qu'elle a commencé de marcher ouvertement dans la voie de la lutte politique. Dans son remarquable article: « La politique de VInternationale », qui est, pat-endroits, prophétique, il dit:
«Le peuple s'est toujours trompé. Même la grande Révolution française l'a trompé. Elle a tué l'aristocratie nobiliaire et a mis à sa place la bourgeoisie. Le peuple ne s'appelle plus esclave, ni serf, il est proclamé libre, né libre en droit, mais dans le fait son esclavage et sa misère restent les mêmes.
« Et ils resteront toujours les mêmes tant que le* masses populaires continueront de servir d'instrument à la politique bourgeoise, que cette politique s'appelle conservatrice, libérale, progressiste, radicale, et lors même qu'elle se donnerait les allures les plus révolutionnaires du monde. Car toute politique bourgeoise, quels que soient son nom et sa couleur, ne peut avoir au fond qu'un seul but: le maintien de la domination bourgeoise; et la domination bourgeoise, c'est l'esclavage du prolétariat.
« Qu'à donc du faire l'Internationale ? Elle a dû d'abord détacher les masses ouvrières de toute politique bourgeoise, elle a dû éliminer de son programme tous les programmes politiques bourgeois. »
Ainsi, vous avez, avant la guerre, affirmé sans réserves une conception également négative pour toutes les formes d'étatisme bourgeois, et ainsi vous admettiez les formules de Bakounine. Avant la guerre vous avez déclaré que l'existence de la liberté est incompatible avec l'existence du pouvoir étatiste, quelle que soit sa forme et son origine. Puis, vous avez trouvé que tous les gouvernements sont pareils et que l'un vaut l'autre : que pas un de ceux existants ne peut devenir un instrument de libération.
Quant à la guerre, vous avez toujours estimé sans réserves qu'elle était un mal et, qu'étant la conséquence la plus basse du capitalisme, elle ne pourrait jamais servir au triomphe du progrès.
Et maintenant vous nous dites: « Dans le moment présent, chaque homme qui veut faire quelque chose d'utile pour le sauvetage de la civilisation européenne et. pour la prolongation de la lutte au profit de V Internationale ouvrière, ne peut et ne doit faire qu'une chose : aider à la défaite de Vennemi de nos plus chères aspirations, — du militarisme prussien. »
Celte phrase seule contient déjà une pleine négation de tout ce que vous avez dit auparavant, car si, pour le sauvetage de la civilisation européenne, nous devons aller à la guerre contre les Allemands, c'est, probablement, parce que l'Angleterre libérale ou la France républicaine, avec leurs militarismes, représentent des valeurs plus grandes que l'Allemagne. Pourquoi donc avez-vous affirmé avant que tous les gouvernements se valent ?
Puis, si la France et l'Angleterre contiennent plus d'éléments de progrès communiste que l'Allemagne, et si la victoire des alliés doit nous ouvrir plus large la porte pour la continuation de la lutte au profit de l'Internationale ouvrière, qu'une victoire de l'Allemagne, il faudrait admettre, par conséquent, que la France et l'Angleterre, représentant une culture plus élevée, sont dans une plus grande mesure un instrument de libération que (l'Allemagne césarienne. Et pourquoi donc avez-vous enseigné avant qu'aucun des gouvernements actuels ne peut devenir un instrument de libération ?
Vous nous conseillez, maintenant, d'aller à la guerre comme volontaires pour tirer sur les ouvriers allemands avec des canons de 50 cm., en vue de sauver la civilisation et la culture européenne. Où donc est la supériorité de la culture franco-anglaise sur la culture allemande ? Est-ce qu'elle garantit aux ouvriers « l'égalité en fait » qu'avait voulu atteindre la Révolution française ? Vous disiez que « seulement dans la société égalita ire, nous trouverons la justice. » Eh bien, y a-t-il dans la culture franco-anglaise un gramme de plus de justice et d'égalité économique que dans la culture allemande ? « Le plein développement de la personalité n'est permis qu'à ceux qui ne sont pas dangereux pour l'existence de la société bourgeoise », nous aviez vous encore dit. Mais est-ce que la République française ou la Démocratie anglaise permettent plus d'attentat à leurs intégrités, dans le sens bourgeois et capitaliste de ce mot, que le Gésarisme allemand?
Enfin, il me semble que le mot d'ordre : « il faut défendre la culture la plus élevée », — si on admet déjà une pareille taxation des cultures existantes, qui n'est pas anarchiste, mais proprement bourgeoise, — un tel mot d'ordre nous amènerait à des conclusions pratiques étatistes et nationalistes. Alors nous serons souvent obligés, dans les guerres futures, de nous ranger à côté d'un Etat quelconque dont la culture nous parait la plus élevée. Dans ce cas, dans l'intérêt de la défense de la culture préférée, nous n'aurons jamais le droit d'être antimilitaristes, mais nous serons obligés de voter les crédits militaires sur la demande de l'Etat respectif qui défend cette haute culture, et nous serons toujours obligés de soutenir le militarisme, qui remplit la sainte mission de sa défense. Alors nous devrons aussi admettre que si notre participation à la guerre est nécessaire dans l'intérêt de la continuation de la lutte en faveur de l'Internationale ouvrière, le militarisme qui, dans ce cas, nous aide à déblayer la route vers notre idéal communiste, doit être inscrit comme impératif catégorique dans notre tactique anarchiste.
Enfin, encore un point d'importance secondaire. En nous invitant à soutenir activement l'Entente, vous dites : «Après la défaite de Napoléon III, le vieux Garibaldi se leva tout de suite pour la défense de la France ». Certes, c'était un élan très généreux de la part du grand italien idéaliste, mais je ne comprends pas ce que cela pourrait avoir à faire avec notre tactique? Garibaldi, était-il donc anarchiste? Au contraire, je me souviens que l'article 7 de ses « Propositions » au Premier Congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté, en 1867, était conçu comme suit : « La religion de Dieu est adoptée par le Congrès ». Est-ce que cela devrait aussi nous servir d'exemple, à nous, parce que c'était Garibaldi qui l'avait dit? Et ne serait-il pas mieux et plus justifié dans des circonstances pareilles, si on voudrait déjà invoquer l'autorité de Garibaldi, de se rappeler de l'article Vï de ses « Propositions », qui dit expressément que « L'esclave seul à le droit de faire la guerre aux tyrans » et que « c'est le seul cas où la guerre est permise. » ?
Voilà, cher Maître, les questions que j'ai à vous poser et auxquelles, j'en suis persuadé, je ne suis pas seul à attendre la réponse.
Alexandre GHE.
P.-S. — J'ai reçu, à propos de cette «Lettre», des reproches de la part, du camarade Brocher, qui, en outre, m'accuse de « germanophilie. »
Seulement deux mots en réponse.
La tyrannie allemande m'est autant détestable que tout autre tyrannie. Les crimes des Allemands en Belgique, en Lorraine, à Malines, Reims, etc., etc., sont, pour moi aussi, des actes abominables, comme tout vandalisme. Mais les crimes des Russes dans la Pologne et dans la Galicie ne le sont pas moins. Et les crimes des Belges au Congo, ceux des Anglais aux Indes, des Français au Maroc — non plus.
D'ailleurs, nous ne sommes pas là maintenant pour chercher t le plus coupable » parmis les brigands. Ils le sont tous dans le même degrés. Mais depuis quand n'y a t-il plus, pour un révolutionnaire, d'autre conception que « germanophilie » et « francophilie » ?
Evidemment pour me consoler, le camarade Brocher me renvoie à un glorieux lendemain. « Après la paix il sera temps de reprendre à nouveau l'activité libertaire », dit-il.
Pas du tout d'accord. Nous n'étions jamais opportunistes, ça veut dire que notre action ne dépendait jamais de la politique des gouvernements. Nous ne pouvons pas être anarchistes seulement « avant la guerre » ou « après la paix », mais nous le sommes toujours, dans toutes les circonstances. Donc, nous le sommes aussi pendant la guerre. Et pendant une guerre impérialiste nous ne pouvons pas, si nous prétendons être anarchistes, nous ranger de côté d'un groupe belligérant quelconque. Notre action ne peut pas être ni « ententiste », ni c allian-ciste ». Mais, bien entendu, elle ne peut pas être « neutre » non plus. Pendant une guerre impérialiste nous n'avons qu'à opposer à l'action criminelle des gouvernements notre action internationale contre le carnage des peuples, contre la guerre et pour l'accomplissement intégral de notre programme révolution naire.
A. G.