I. — Du communisme et de l'individualisme. II. — Des doctrines libertaires. III. — Des formes de Faction sociale,
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Louis LOUVET 13-15, rue Piat, Paris (20')
80 Juillet 1946
Numéro Hors Série CINQ francs.
Publications effectuées par les éditions du t Centre Elisée-Reclus > à titre d'information et de propagande générale n'engageant que V auteur.
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Le 10 août : La révolte, c'est la vie, par Albert Libertad.
Le 20 août : Le Fédéralisme libertaire, par Pierre fies-nord.
Le 30 août : L'héroïsme dans la guerre moderne, par André Thièbaut.
Le 10 septembre : Le Dieu que je combats, par Sébastien Faure.
Le texte de « L'Esprit Libertaire » ne peut être reproduit ou traduit qu'avec l'accord de l'auteur.
Un libertaire, de quelque disciplina
?u'il se .réclame, se définit comme tant essentiellement iidividualiste n non-conrGnmsîe. L'esprit libertaire, salon les vues c ue je me propose d'exposer, se manifeste dajts un»; consume volonté de clarté, de réalisme, d'objectivité. Or la structure initiale des sociétés humaines îar, on le sait, rigoureusement communautaire. On îhj jeulf ipar Conséquent, étudier les caut* portements qui conviennent â un esprit libertaire sans avoir auparavant, situé l'individu dans ses rapports avec le groupe.
Ce sont donc les concilions de ies rapports que ] esquissekU tout d'abord, a la foi? dans l écor ornie sociale tueile (où Us sont remis en question) c; dans ^coromie des sociétés primitives où leur caractère naturel comporte une *eçon à ne pao négliger.
I
DU COMMUNISME ET OC L'CNDIVIDUAI-lSME
Schéma oe la faillite capitaliste
L'économie individualiste, lor,dee sur la laineuse «jrmuie îuaiicftosterieime : « laissez faite, laissez passer inscrit itivome^laDlviUieut a son actif 1 liume.'i» se e^sur des iprogites indutirieb qui Uonu:ic:it le xxxc Far un para
doxe assez hequent dans révolution dus sucieits, tes théeiies des pliy.sio-orales du xvxii* siècle, qui voyaiem dans l'exploitation d1; soi ia source de toute richesse, ont donne à i'oi^a-nisation de l'industrie, iiuiiieitiment. son .assise durable par la doctrine <r.u droit de propriété intangible. Au ié-fricheur, au cultivateur, uoni l'effort rendait la terre productive; devait ap-partuii:r le sol luis en vaieur. Il ny avait pas de raison i,our que le sous-sol n'appartint pas au prospecteur de usines, pour que l'atelier, la manufacture, l'usine ^'appartinssent pasû leur fondateur et ne tussent pas transmis ses iiîs.
L'initiative individuelle, de la sorte excitee par l'intérêt autant — et davantage peut-être — que par le £out naturel de l'effort et par la propen sion de l'homme à inventer, devait ouvrir la voie aux .progrès de la mécanique dans le temps même où. sur un plan plis noble, Pin&ellieencet libérée par la philosophie du xvm15 siècle, s'orl mtafi vers la reciierohe de la connaisnuce dans les voies de ju science objective, donnant ainsi, directement et ïnuirectemoni, de nouveaux moyens à l'expansion de l'industrie.
L extraordinaire développement de ia production dans les domaines les plu; divers, l'importance et la variété infinie des inventions découlant l'une ci* l'autre avec une rapidité stupéfiante, la transformation du siandiu^ de vie qui eu rôs'ilta et docu — en vue théorique — devaient bénéficier progressivement tou^s les couches sociales, ou-arèreiit dans les esprits ridée que révolution vers une société toujours .pius Isi-o^pftre àlvz liéi; à l'initiative Individuelle sans entraves, promue et soutenue par le mobile d(- l'intérêt privé, (•.xcitée pa*- la concurrence, pro*é«pe et libérée des contraintes de l'Etat pale droit de libre disposition des bieas possédés.
11 n'y eut que les diverses écoles du socialisme pour voir que les conditions if.èiues de l'expansion économique impliquaient un groupement i at tonal Ué des moyens de produenon, une centralisation et une coordination des initiatives et des administrations et, }.ar-dessus tout, une concentration des i a-pl'kiux doiiî les possesseurs abandonnera fent feu à .peu la gestion f-ux mains de trustées. La société anonyme, instrument type du capitalisme par quoi furent rendues possibles los vastes entreprises ei qui, comme telle» fin un considérable facteur de pro-iris, devait finalement aboutir, par .o uni des holdings, de* ententes, des nists, à la mainmise sur l'économie mondiale (''une mlmriié d'hommes d'affaires.
C'^est à cj moment que l'on vit apparaître le.- crises par quoi fut ébranlé 3e système capitaliste et condamnée l'économie dite individualiste mais qui, en fait, n'était ij.lus qu'une économie ploutocraiiquo. Pour l'objet de cette coure étude, qui est de déterminer quels peuvent être les rapporte de l'individualisme et du communisme, il est important de distinguer l'économie proprement individualiste de l'économie ploutocratique. Dans la première, en effet, l'appétit do lucre -est tempéré par l'émulation (les concurrencé individuelles qui maintient les prix dans des l'iniies supportables, oblige à ne pas négliger le facteur qualité et» pour réali&f ces deux conditions, suscite les 'nitiatives iécondes, les recher cl-es de nouvelles techniques. Elle donne sa chaa-tt à la culture, à l'Intelligence créatrice, elle conserve le gortt ûu métier et protège, sauf certaines réserves, le respect du bon travail et, <ho conséquence, la digniûô du bon ouvrier. Dans la seconde. rappetit de posséder est le seul stimulant de l'boi.iime d'affaires. le gain son seul Dut avec, ausôt, l'orgueil de la puissance par quoi sorît aggravées les conditions d'amorail*/) oui sont celles de l'exploitation intensive de la matière et de la inainrd'œi-vre en vue du profit. Il a pu en résulter un plus rapide développaient des possibilités .uecaniques de pcroductio^. un développement des sciences positives et de la culture technique. En revanche, la science et culture dési*. téressôes, ia culture de l'homme, devaient. régresser. Dais un monde oû la puissance et La considération s'achètent, k6 valeurs sociales ônt leur mesure dans la fortune, brutalement exprimée par la formule américaine : cet homme vaut uvnt de dollars.
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Notons ici, pour mémoire seulement, les conséquences économiques de ce système : avilissement du travailleur inal payé ; avilissement de l'Etat suborné et contraint de soutenir des en treprises essentielles tirant toois leura bénéfices des caisses publiques, le cjjt-cuit normal des produits se trouvant paralysé par l'accumulation de l'argent aux mains d'une minorité incapable d'absorber oes -produits et ne donnant pas aux producteurs effectifs le» moyens de les acheter ; avilissement des classes moye^imes ruinées par les charges anormales de l'Etat dont ellas font les Irais et par les guerres qui sont la conséquence de ces crises, insolubles dans le système qui précisément les Tend inévitables. 'Chacun connaît aujourd'hui, d'expérience (personnelle* le cycle infernal qui n'a d'issue possu>!e que dans une refonte de 1S conomie et de l'organisation sociale.
Mais c'est ici que, sut le plan -t»5 rapports sociaux, se pose le problème de La liberté des personnes et celui de la libre initiative des individus.
L'économie dite individualiste et u perversion ploutooratique
La faillite du système capitaliste a entraîné 2a condamnation de l'individualisme non pas seulement dans l'économie mais dans l'ordre social tout entier. Et voilà qui est grave et, j'espère le démontrer, absolument injustifié.
On ne conteste pas ia solidarité qui lie les anenibres d'uno société entre eux et les sociétés entre elles. Deux guerres mondiale» abominables 0.1; assez montré l'interdépendance des nations dans le îait des conséquences de leur culture <A de leurs mœurs aussi bien que dans ;e fait Je leurs rapports économiques. L'asservissement des personnes dans 2es nations conquises par des pe'inles de proie ne nous a pas moins appris quelles *ont les limites où se ipeut ininifester un détachement personnel des contingences. Il est -rie-venu évident qu'une certaine norm«: lie moralité est tout autant mdispensd ble à la vie équilibrée d'une soctéiù qu'à la santé physique et mentale d^? l'individu. Nous tiendrons pour acqu.? qu'un système économique et social fondé, comme je l'indiquais tout 1 l'heure, sur une constante arnoralite de ses dirigeants ne peut qu'aboutir ft. une amoraflté généralisée et à un abaissement du niveau de la culture ho-maine, à un décri des professions qui comportent me mission désintéressé de recherche et d'enseignement. Que cette amorallté, avec toutes ses conséquences, Jùt le cas de la société capitaliste justifie la condamnation de cette forme de l'^oonomle.
Toutefois, il imparte Ki'y djnsistor, l'oligarchie ploutooratique responsable de cet état de choses et* pratiquement, maîtresse de l'Etat, maîtresse des individus enserrés dar.s le réseau, de s js entreprises et de ses combinaisons — le salarié d'abord, l'artisan, le boutt-uier, le paysan également, par le jeu es incidences économiques — maîtresse de la pensée par la mainmise *ux îes moyens de son expression, ce*p oligarchie est la né ration même (te l'individualisme. Qu'elle fît à toute occasion campagne pour défendre et va»v ter les mérites de l'économie dite libérale et les bienfaits de l'initiative privée ne suffit pas pour que l'on se prrt-te â cette confusion utile à ses desseins. Un manque n'est pas un visage.
Trop de gens s'y sriit laissé prendre cependant, oublieux de ce qui 1t. dans la période historique qui !ui fut propre, la grandeur de la bourgeoisie : intégrité dans îes affaires, non-neuir de la maison, gortt ou respect (te la cultuire qui devait nous donner l'œuvre des Encyclopédistes. Avec tous ses défauts, cette bourgeoisie défuv te a réalisé une œuvre économique et culturelle indéniable.
Est-ce à dire que !e remède à nos maux se puisse trouver dans un ic-tour aux doctrines Libérales appuyées suit une renaissance oes vertus bourgeoises ? Il ne manque pas de #ens pour le penser et le croire-. C'est J.i confcxndre les ciirconstfmces de temps et de «milieu et s'aveugler sur ce que peut être la dignité des personnes soumises aux « bienfaits • conditionaifs du « paternaliste à l'égoïsme congénital du possédant o^uetlleux. Il est inutile de refaire la critique des petitesses de l'esprit bourgeois que ne compenseraient plus de nos Jours les vertus d'entreprise dont le champ d'action est dépassé. Au reste, il en est une condamnation p! 13 flagrante : le système capitaliste oligarchique est né et ctevait naître de ré«.:onomie libérale. SI J'ai noté leurs divergences, ce ne fut que ipour marquer l'erreur qw l'on commet on cond£mr.ajvt l'indivi-duaîlsme — !t tout le moins sur le p!an des valeurs morales — en raison dos fautes commises A l'intérieur d'un système qui s'en réf.lame abusivement.
Aussi bien, le capitalisme et les désastres qu'il tn*tratn2 avec lui sont contenus dans !e dogme essentielle ment bourgeois de la propriété individuelle illimitée, transmise et accrue par héritage.
C'est que ce dogme conçoit 2a propriété comme La condition et la sauvegarde de la liberté personnelle, qui peirt ôtre vrai en un certain sens, mais un sens qui n<? s'accorde pas trop bien avec la jU6tice. Et qu'est la liberté sans la justice sinon la licence de nuire à autrui ? C'est exactement ce qu'ont fait constamment les propriétaires, r.gr vole directe et pa-vole indirecte.
Par voie directe, ils !e firent de cent manières que l'on connaît. Par voie indirecte, f!s le firent en fondant leur liberté sur l'assujettissement, du pins grand nombre. Car si la propriété est la condition nécessaire de la llhor-té# chacun devrait en avoir une pa< suffisante et ne l'avoir qu'en viager. Il faudrait, à la manière des antinues communautés germaniques. jyroceder chaqup année à la redistribution terres, ce qui est l'équité mais q>:i serait, dans !es sociétés modernes, un* vue absurde. Ne pas le faire et accumuler les biens au hasard de la nais-fiance, de 1a chance, de l'entregent, <k la spéculation et, trop souvent, de la malhonnêteté c'est, ,par d-éftnjtjon, «priver 1© travailleur de liberté. C'est au5*i par !a concentration des biens et les coalitions de possédants, aboutir comme nous l'avons vu au nouvel esclavage qu'est :e salariat. Un esclavago pire <fue resclaivajgç arctique en et-qu'il ne garantitoas même la nourràtu-a^de l'esclave et qu'il lui impose les cn&rges du citoyen, singulièrement la charge de la guerre, sans lui donnar pratiquement *e droit d'en délibérer.
De l'Individu dans une société collectiviste
L'entainement logique de ces remarques nous conduh aux vues collectivistes ou communistes, si rigoureusement Imposées par les faits que les tenants même du libéralisme sont contraints do leur faire une large place dans leurs «p!ans publicitaires d* réorganisation sociale.
Ici, Je n'entreprendrai pas la critique comparée des diverses théories fondant les concepts de collectivjs.v tlon .partielle ou totale des moyeis de production et des sources de matières «premières. Ce que iuous en de vons retenir c'est que, dans tous les systèmes envisagés, l'homme social se trouve lié par les impératifs de l'iiot%v me économique. Il s'agit de saveir comment il se peut compooner pojr 6auver% dans cette nécessité, l'hormue sensible et pensant de l'étouffement grégaire.
Une transformation de l'ordre économique entraîne ipso facto une transformation de la vie sociale et, par conséquent, de la condition de l'individu. Mais l'individu n'est pas seulement un frtre physique agissant con-me l'un des rouaçes complexe* de la machine sociale dorvt 11 attend nourriture, véture et logement. Il est aussi l'intelligence qui a créé cette machine, qui "«a règle et la dirige tant mal que bien. La place que chacun doit occuper dans les postes de direction et de construction constitue le problème qu'ont à résoudre les réformateurs pour substituer, aux critères de la fortune, des relations de famille, les critères plus équitables de l'aptitude et de la capacité.
Dans le système capitaliste, où 1* hasard et la chance tiennent lieu ie ustice, où la «réussite» vaut tftn\ 1 n'y a jpas de problème. C'est une roue de loterie qui pousse em avant les uns, rejette le plus grand nombre. Il est des coups heureux qui mettent l'homme qu'il faut au temos et à l'endroit voulus. Le plus souvent les coups sont médàoores et noas * avons à quoi leur répétition mène les peuples.
I>e enoix de capacité ne saurait avoir ce déplorable automatisme. Définir les règles possèdes de ce choix nous entraînerait à um>e étude de .a refonte des méthodes de l'enseignement et de la sanction dos études qui n'a pas sa place ici. Ce que nous en retiendrons pour notre objet, c'est qu'il suppose une organisation adéquate de l'enseignement général et vie renseignement partie ulier des techniques, assortie de sanctions étalonnées propres à limiter les abus .1e !fenti>egent et du népotisme. De quoique manière qu'on envisage 3a Justification des capacités, il importe Je se garder, autant que pcssible. d'un compartimentage plus ou moins rigide des Intelligences et. de laisser sa chance à l'initiative» voire au génie. Car une telle organisation comporte, i\ côté le réels avantages sociaux, maintes brimades des initiatives personnelles. I ne semble pa* pourtant que l'intelil gerico vouée aux choses pratique* puisse leur échouer tout ft fuit dans les sociétés moik<rn>e.s môme 'il tes .t-bérales. C'est précisément dans domaine, à ce qui demeure de libéral dans l'économie centralisée et trustée que sont imputables certaines des perturbations qui faussent la machine. Celle-ci a troo de puissance et (Je complexité à la fois pour r.e pus requérir des mécaniciens spécialises dans iih) extrême division du travail. F.e savant, chercheur solitaire muré dans son laboratoire» devient un mythe. Dans l'étude dos conjonctures comme li.Mis celle dcï la biologie ou de la météorologie, te chercheur doit, utiliser les sotencos dp. statistique» c'est-ï-dir^ dos travaux de collaboration, l'art môme. pour nr pas s*î stériliser dans une sorte de masturbation solitaire, dot» trouver sa résonance dans un public que standardisent, ii l'excès d'ailleurs, les procédés modernes de diffusion dos idées et des rythmes.
11 semblerait donc que 'es raisons condamnant ri nd ividuaIîsme écoiv >• mique condamnent également l'individualisme dans la vie sociale.
Mais l'homme, qui n'est pas seulement un être physique, n'cs{ pas non plus seulement une Intelligence pra tique, Il est aussi un être sensible -t pensant, une personne aux exigences i^rticulières. I>a personne humaine «e défini comme Ja double réaction d'un*
fier.sé* activo excitée par une sensibi» .lté particulière. Il l'est pas deux êtres pensants exactement semblables o'ar-ce qu'il n'est pas deux sensibilité ayant exactement !es mêmes réflexes, parce qu'il n'est pas non plus deux êtres ayant exactement la même co n-plexion nerveuse. Chaque individu est donc en un certain sens, un être unique. La sympathie coîieénitale qui unit entre eux les membres d'uei groupe (les animaux commi les hommes) qui orie une solidarité naturelle d'où sont sorties les sociétés, qui oau-e aussi les manifestations collectives d'enthousiasme ou do fureur, n'em-pèche ni les inimitiés personnelles, ni les goûts particulier.;, ni» surtout, le fréquent besoin d'isolement, de repliement sur soi, de secrète méditation Elle impose, dans le même individu, un besoin contraire, mais de nufrme nature» de se confier A autrui, de se donner» cœur, pensée, avec d'autant plus de fougue que la sensibilité est plus vive, la pensée iplus ardente, piua personnelle.
Dans l'homme, individualiste donc, et social a la fois, quelle tendance remportera? Quelle place la société de plus en plus sociétaire Saissera-t-eîle à l'individu qui contrarie ses tendances gré-garUlesï Plus exactement, quelle p;aee l'individu doit-Il et peut-il défendre sauver ? , -
Le schéma des étapes de son affranchissement contient ia réponse.
De la notion de progrès humain
Ce n'est pas par hasard que la doctrine de l'Etat dit «totalitaire* a été élaborée par des Allemands et a rat-» en avant ies notions romantiques H-la race et du san.tr, le culte mythologique des héros et le principe de U subordination absolue de l'individu U la communauté. Chez ce peuple encore Imbu des légendes nordiques, où est demeuré vif lé souvenir des cla :s communautaires de la Germanie, où foisonnent les ethnographes, l'interprétation sophistiquée de l'origine des sociétés pouvait implanter aisément, sous u?;e apparence" de renaissance, des idée* rétrogrades jusqu'à l'abêtis-Sèment, ï>a désinence des anciens groupes communautaires . maquillait un faux socialisme, cependant qu'un retour à un vériuble instinct Je dans la jeunesse subornée» préparait ce peuple aux 1rires monstruosités. Cet amalgame effarant d'instincts primitifs, exaltés par une solenoe falsifiée, et d'organisation moderne mise au service d'aspirations et de concepts effroyablement primaires, devait, aboutir à cette barbarie du xx* siècle où Mllit sombrer le meilleur de la ctvif satinn occidentale.
Pourtant, à l'échelle de la durée évolutive des sociétés, le vingtième siècle en délire est un accident du même ordre que, par exemple, la guerre de Cent ans. C'est à travers les îni!l^naires de l'évolution humaine qu'il faut rechercher les constantes de son progrès vers l'autonomie de l'individu, c'tst-à-dire» finalement» vers la justice.
Un regard sur nos origines n'apporte pas de prime abord, reconnaissons-le, un réconfort à l'individu en mal de se libérer. On doit convenir que les premières sociétés, dans leur état naturel, semblent donner raison aux théoriciens de la dépendance *de l'Individu sous la société. Et que cet état, précisément, soit celui de nature pourraft incliner A penser qu'il doit fonder normalement toute organisation sociale qui ne veut pas s'exposer à périr dans les accidents Inhérents A une formule de vie artificielle. C'est cette argumentation sommaire, répandue dans le temps des crises du capitalisme, qui a permis de livrer à la merci des dictatures les foules facilement oublieuses de la valeur de ïeurs droits acquis quand, dans la déconfiture économique et le désordre social, elles perdent le sens de leurs devoirs civiques.
Au vrai, !es faits, livré» sans explication critique, appuient les vues grégaires avec une sorte d'évidence qui. dans un siècle où toutes les doctrines sont remises en question, bouleverse aisément de vieilles manières de penser et les errements les mieux étah'ls. Il suffit de souligner que la biologie moderne, par ses études expérimentales du mutationnisme et de la génétique, conclut pratiquement à l'Invariabilité biologique de l'homme pour dérouter les cœurs épris de progrès. Non pas que, théoriquement, l'humanité ne puisse être améliorée par une vaste et lente sélection, mais il y faudrait appliquer un eugénisme généralisé qui, s'il donne aux éleveurs des résultats remarquables, est impraticable sur !e plnn humain. On n'Ignore pas, certes, que la nature n'a pas conservé l'homme semblable A lui-même depuis ses. origines : au cours de centaines de milliers d'année^ elle h transformé 1 e pithécanthrope en homme moderne en passant par la série des anthropiens. du sinanthrope A l'homme de Neandertfcil fit à l'homme de Cro-Magnon ; mais elle l'a fait, semble-t-il, par des accidents de mutation dont rien ne permet d'avancer que l'homme en puisse de nouveau bénéficier.
î.a science révoquant donc en doute. Jusqu'à nouve! ordre, une possible progression continue de Thomme en soi. ce qui ne s'accorde que trop avec l'opinion des philosophes (l'homme ne change pas) et avec Jes enseignements de l'histoire, il faut bien admettre que son progrès visible est d'ordre social (législation, droit, règles de civilité, affinément de la sensibilité par l'éducation, enrichissement des facultés pensantes par l'enrichissement de la tradition : arts, leftres, sciences plus cultivés et plus répandus). Un phtlosopbe anglais disait : 11 n'y a pas de progrès, il n'y a que des évolutions, c'est-à-dire des états modifiés. En vérité. dans l'état social modifié, l'homme demeurant un homme, la moyenne de ses heurs et de ses malheurs reste relativement égale à elle-même A plusieurs siècles de distance. Mais si un salarié du vingtième siècle, compte tenu de sa mentalité vingtième siècle ot des richesses qui l'entourent et 'o tenten? dans sa pauvreté, n'est sans doute pas plus heuneux qu'un serf du moyen Age, il deviendrait effroyablement malheureux s'il devait subir, te) qu'il est aujourd'hui, la condition même du serf d'hier. Nous trouvons là déjà une condamnation des sophis-nies totalitaires ramenés à leur source : il est un progrés social qui affine les mœurs et ennoblit l'individu de telle sorte qu'un retour à des conceptions correspondant A un ordre social dépassé rompent l'équilibre société-individu et avilissent celui-ci.
l>"nc. le mlîieu change et l'homme se trouve modifié en conséquence, au moins dans le fait de ses réceptions et de ses réactions. Progrès ou évolution ? Peu importe. Il suffit que l'homme sente qu'un retour a des mœurs dépassées serait une déchéance. Il doit aller de l'avant, parce que l'homme est vivant et que vivre c'est agir.
U seul problème est de connaître les modes de son action : modes collectifs ou activité libre?
La leçon des sociétés primitives
11 est évident que la condition de l'homme étant fonction de la condition sociale, que son progrès relatif étant le progrès de la société, c'est dans la société et par la société qu'il parait devoir agir. Il dépend d'elle trop étroitement à tous égards pour s'en pouvoir totalement évader. Ici encore, l'histoire biologique des sociétés élémentaires semble appuyer les vues grégaires. Si l'on consent A ne pas tepir la famUie biblique pour le prototype de la société primitive, celle-ci nous apparaît comme essentiellement communiste Pouvalt-11 d'ailleurs en être autrement dans le monde hostile dfe la nature sauvage ? Il est clair que si l'on jetait brusquement dans une forêt vierge de l'Amazonie un homme et une femme selon la Genèse, ils ne subsisteraient pas le temps d'une lune. La famille biblique a derrière elle des dizaines de milliers d'années d'une lente évolution des hommes primittfs.
Comment ces premiers hommes pouvaient-Ils vivre, dépourvus des armes organiques qui sont celles des reptiles et des carnassiers contre lesquels il, leur fallait lutter pour se défendre et se' nourrir ? On dira peut-être que leur
Intelligence rusée les gardait du danger et que leur oranivorisme leur M* tait les difficultés de la chasse. Cela n'est vrai qu'en partie. Frugivores, végétariens mais ignorants de l'agriculture, la disette les eût décimés sans doute ou maintenus dans cet état de petites tribus végétantes qui est celut des derniers Amérindiens de la forêt brésilienne. En tout cas. les résidus trouvés dans les stations préhistoriques ainsi que les gravures pariétales des grottes nous enseignent que les premiers hommes, sans doute insectivores dès l'origine, étaient devenus carnivores dès un très lointain passé. Nous savons aussi qu'ils ont dû subir des révolutions climatiques considérables nécessitant des adaptations et des émigrations qui excluent l'Idée de petites familles patriarcales 6e défendant et luttant seules. Pour physiquement puissants qu'aient été nos ancêtres, ils l'étaient moins que les grands mammifères qui n'ont pu résister à ces bouleversements de la période glaciaire et ont disparu ou n'ont subsisté que sous les tropiques. Nous y voyons, par exemple, le gorille autrement robusto que ne le fut Jamais l'homme, régresser en nombre et tendre à disparaître.
Ce n'est que par les initiatives modifiant ses conditions de vie que l'homme pouvait se maintenir et s'adapter en progressant. Or 11 ne pouvait progresser de la sorte que par l'association.
Le schéma des modalités et des conséquences de cette association est celui de !a prise de possession par l'homme de la terre tout entière.
L'adresse des mains rendue efficiente par l'intelligence a fait de chacun, un Inventeur augmentant ses moyens à chaque invention et augmentant ceux de la horde où ils s'additionnaient et se multipliaient. L'échange des sensations. des idées élémentaires par gestes puis par cris créait le langage, développait les facultés de mémoire et de raisonnement, enrichissait par la tradition les forces du clan.
Les hommes se trouvaient ainsi extrêmement liés les uns aux autres. Ils m sentaient, au sein de leur clan, dans une étroite dépendance mutuelle. Cette dépendance, qui se traduisait par une solidarité rigoureuse, était aggravée par la soumission aux forces occultes. Au niveau de la mentalité primitive, do la menUlité • prélogique », ainsi que la désigne Lévy-Btahl dans les analyses exhaustives qu'il a données de §es manifestations, les choses apparaissent animées et douées de volltions pomme les êtres eux-mêmes ; partout ttreulant les esprits invisibles dont les
Influences utiles ou nuisibles exigent que les plus grandes précautions soient observées à leur égard. Il est comme une âme du clan, diffuse dans les êtres, qui les lie entre eux et les lie également aux choses de telle manière que les actes d'un Individu retentissent sur tout le clan. Cela implique, pouf chacun, l'obligation de se conformer dans tous ses actes, privés ou collectas, à des rites traditionnels, longuement éprouvés, dont on connaît les conséquences, vraies ou supposées. Rompre avec ces rites, c'est exposer la communauté à de tels dangers que l'imprudent qui le tente est voué aux plus sévères sanctions. Il en est d'ailleurs détourné par la crainte superstitieuse qu'il éprouve devant le mystère des choses qui l'entourent.
C'est en vertu de ces croyances — dont les lignes qui précèdent ne donnent. on le conçoit, qu'un résumé approximatif — que les procédés de fabrication d'un outil, d'une arme, d'une pirogue, étaient soumis à des règles strictes, assortis de cérémonies magiques, parfois même tenus secrets par des constructeurs exclusifs, astreints * de particulières initiations.
Les conséquences sont visibles : renforcement par la solidarité des moyens de lutte contre les dangers qui sans cesse menacent la vie du clan : coopération efficace dans l'effort pour la satisfaction des besoins. En revanche, l'individu ainsi protégé est sans initiative, sans liberté propre, disons, d'un mot, sans personnalité. De même l'Interdiction de toute Initiative, de toute invention, maintient la société dans un état stagnant qui a pu, dans maintes contrées, durer jusqu'A nos Jours. Quand fut découverte l'Australie, les mœurs et la religion des indigènes, leur vêture, leur outillage étalent, hormis le boomerang, exactement ceux des hommes paléolithiques.
Il a fallu, pour que l'homme évoluât, les bouleversements climatiques par quoi les clans, obligés à des migrations que les guerres multiplièrent par la suite, virent se dissocier les coutumes et des civilisations élémentaires s'entremêler. C'est de ce moment que date le progrès des industries néolithiques et qu'apparaissent dans la nécessité, les Initiatives des plus aptes en force ou en ruse.
J'étudie dans un ouvrage à paraître les modalités de ce passage de la mentalité grégaire à la formation de la personnalité. Ici où la place m'est strictement mesurée, ie ne peux mieux faire, après cet exposé succinct, que d'en aborder les conclusions.
•ynthfeta du oommunltm* et de l'Individualisme
\ On peut bien, par des vues de l'esprit flattant certaines des aspirations et les besoins contradictoires du cœur humain, réunir des masses d'hommes en partis puissants — confessionnels ou politiques — et troubler par leur activité l'ordre normal de l'évolution. On n'évite pas que la nature ne ressaisisse ses droits à. toute occasion. Un exemple topique nous en est donné par la comparaison des phiîosophies gréco-latines et du christianisme au temrs de «a naissance, cclui:cl étouffant finalement celles-là tout en en demeurant imprégné dans son éthique temporelle, puis revenant, dans la Renaissance, à cette source vive de la pensée pour s'y décrasser de la scolastique artificielle et s'y régénérer. C'est en raison de ces interpénétrations de la pensée mystique et de la pensée concrète que l'on peut aujourd'hui parler indifféremment, selon les tendances personnelles, de civilisation chrétienne et de civilisation occidentale. Celle-ci, dans ses formes religieuses comme dans ses formes philosophiques, se caractérise par la prise do conscience de la personne humaine et par la revendication de ses droits. C'est à partir de la revendication des droits que l'esprit religieux et l'esprit philosophique — J'en4ends la
fihilosophie des faits exempte de mé-aphyslque — divergent de nouveau dans la contradiction des vues de l'es-pfit d'où naissent les conflits idéologiques. Ce qui demeure, c'est ce qui est congénitalement commun à tous, en l'espèce, le goût de la liberté et le sens de la dignité qui lui est corollaire.
C'est que ce goût et ce sens sont dans l'homme instinctif, comme y sont l'Inclination A la sympathie et le sens de la solidarité qui fondent les sociétés. Si les instincts grégaires sont d'abord plus puissants parce que plus nécessaires dans les sociétés naturelles, les aspirations de l'individu se libèrent dès que l'occasion leur en est donnée. Elles se précisent et se font plus exigeantes à mesure qu'elles se donnent du champ. C'est alors que l'humanité prend sa plus haute figure, que les sociétés se policent, se cultivent et que •les inventions se multiplient.
Mais nous savons aussi que l'indi-yidu abuse et fréquemment agit en ^parasite de la société. Ne voyons \it .qu'une confirmation de la règle, car •fil dérèglement des lois naturelles est tqu$*i unt loi naturelle. Il suppose un ttdressement et non pas une condam-;***ion. La prolifération mortelle des cellules cancéreuses qu'il faut détruire n'implique pas qu'il faille détruire également les cellules normales.
Or c'est à la destruction de cette cellule sociale nécessaire qu'est l'Individu conscient, pensant et agissant, que tendent les formules « totalitaires » et autoritaires au prétendu bénéfice du groupe de cellules oifeanisées qu'est la société, sous le prétexte que la communauté sociale est antérieure à l'individu libre et que, par conséquent, l'esprit communautaire est seul conforme à l'ordre des choses.
Nous avons vu que communisme et Individualisme sont l'un et l'autre dans l'ordre des choses. La modification de leurs rapports dans le temps est un fait d'évolution qu'il suffit de constater. Bien que comparaison ne soit pas raison, nous pourrions dire que la société communautaire des origines est un organisme primitif dont les organes ne" se sont pas encore différenciés. Dans tous les organismes, la différenciation étant la marque môme d'un progrès, toute doctrine qui tend à un retour au type primitif est donc une régression.
Nous conclurons que les vues communistes (prises en synthèse et non pas référées à telle ou teille modalité de doctrine) sont des vues Justes, à la fois en ce qu'elles sont fondées sur des bases naturelles et qu'elles s'opposent à des systèmes dont les conséquences ont montré qu'ils n'ont plus de contact avec la norme de l'évolution. Toutefois, nous préciserons qu'elles ne demeureront justes — et ne seront par conséquent durables — qu'autant qu'elles auront pour fin la construction harmonique d'une société réalisant sa mission historique qui est de permettre à l'individu — et par le concours organisé des individus — de se manifester dans l'exercice de ses facultés propres et de les cultiver dans un milieu de prospérité et de facilité. A l'origine, société élémentaire d'individus eux-mêmes élémentaires : dans l'avenir, société complexe d'individus différenciés.
Il n'y a donc pas contradiction foncière entre communisme et individua-lîsme. Au contraire, celui-là est la condition de celui-ci.
Il reste que l'esprit de parti, le Jeu des intérêts, les Inconséquences de* passions faussent trop souvent l'application des doctrines. Mais cela, qui est du domaine des inévitables interférences de l'activité des hommes appelle l'action correctrice des opposltiôns de tendances sans qu'en puisse être touchée l'exactitude du principe.
C'est donc le rôle correcteur de l'esprit libertaire dans l'action sociale qu'il convient de déterminer.
SI le potentiel d'un parti, d'une confession, d'un syndicat réside dans la valeur de ses théoriciens et dans le dynamisme de ses militants, son efficience est fonction du nombre et de la cohésion de ses adhérents. Pourtant, cçtte efficience serait sans prolongement. sans durée si, à l'instant crucial de l'action réalisatrice, elle n'était appuyée par une mnsse flottante de sympathisants agglomérée à ce moment même. Les sympathisants, ce sont ces milliers de gens sans opinions bien déterminées, livrés au quotidien de la vie et qui ne réagissent qu'aux accidents marquants de la politique. Ils se manifestent alors selon les inclinations d'une idéologie assez vague, mais qui les fait, au moment décisif, appuyer tel parti plutôt que tel autre. I?s ne sont pas la masse capricieuse et changeante. Ils sont les fractions de la masse ouvertes aux problèmes politiques et sociaux auxquels ils consacrent, sans passion, les heures de Ta conversation, les loisirs que n'occupent pas leurs distractions habit,tlelles. Ils constituent en fait l'opinion publique moyenne. L'importance de cette opinion diffuse dans la masse est grande. E-le devient décisive aux époques de crise, soit qu'elle s'abstienne, soit qu'elle prenne parti.
C'est dans cette opinion, rétive aux disciplines partisanes, que doit et que oeut aeir efficacement une propagande d'esprit libertaire. Elle se recrute dan? tous les milieux. C'est par elle que peuvent être ouvertes certaines portas soigneusement fermées à une propagande déclarée.
Une révision nécessaire
Or. depuis quelque trente ans, ce fut l'une des faiblesses du mouvement libertaire que d'être en marge de cette opinion. Des militants ont pu, sporadiquement. œuvrer dans un sens libertaire au sein d'organisations dont Ils étaient membres, au sein de leurs syndicats en particulier. Aucun mouvement concerté, aucune organisation de prosélylisme répondant h une doctrine vivante n'a permis de coordonner efficacement ces efforts. On s'est laissé 'enfermer dans un cercle parce que l'on n'a pas su distinguer les doctrines absolues, propres au militant actif, de leurs adaptations, parce que l'on a méconnu la nécessité de cesl adaptations dans le temps et dans le milieu.
On a fait pis. On a trahi l'esprit libertaire — que j'ai défini au début de cette étude un esprit de clarté, de réalisme et d'objectivité — en refusant de s'évader, autant que l'eût voulu le simple bon sens, du formalisme de doctrines traditionnelles devenues peu ou prou inadéquates «aux circonstances évoluées. En un mot, on a vécu sur ce non-sens : un « dogme libertaire ». Nos maîtres à penser qui, au cours de leur action, avec les matériaux dont ils disposaient, élaborèrent ces doctrines, nous enseignent cependant. par leurs méthodes mêmes, qhe c'est en corrigeant la lettre qu'on demeure fidèle à l'esprit. Un Elisée Re-dus. iip Kropotklne ont trop constamment fondé leurs vues sur les données des sciences naturelles, sur les leçons de l'expérience, pour que leur exemple n'impose pas ti leurs disciples une révision continue des doctrines, en fonction des enrichissements de la biologie et des enseignements de l'évolution sociale.
\ cet égard, le bilan du travail des libertaires au vingtième siècle se clôt par une faillite. Si nous négligeons l'évolution de l'individualisme « asocial » nue sa logique particulière situe hors de notre objet, nous ne pouvons crue constater la déficience de la littérature libertaire. Nous avons lu et relu durant vingt ans les mêmes articles. ressassant imperturbablement les utopies du siècle dernier, dans des formules scV-rosées. d'une pauvreté décourageant iusqu'à la critique. On peut — on doit — discuter ce qui demeure valable des théories anciennes. On ne peut pas discuter le résultat de l'emploi inactuel oui en fut fait : h mesure que les Jeunes, d'abord séduits à des oarndoves oui devraient être vivifiants, se frottaient aux réalités de la vie et aux conditions de la révolution, nous Ips voyions soit passer aux partis d'action. soit se cantonner dans des activités pnralibertaires où leurs aînés, dérouragés. les avaient précédés.
Et pourtant, quelle belle tAche. sans déception possible, s'offre à nous. A ta condition de fonder un mouvement libertaire qui soit constitué dans la logique de l'esprit libertaire et pour dei buts qui ne soient pas contradlotolree à sa nature.
La révolte des élites
La njace m'est trop mesurée pour que je puisse développer correctement les propositions qui vont suivre. 11 y faudrait à la base une étude sur la condition naturelle de révolution de l'homme vers la liberté. J'ai fait cet essai dans un ouvrage qui paraîtra plus tard. Je demande ici que l'on tienne pqur acquis que l'homme en soi évolue fort peu. J'ai rappelé plus haut que c'est sa civilisation qui évolue p«ar les changements qui résultent, dans le milieu. des découvertes qu'il fait dans l'ordre des sciences positives et par les modifications consécutives que subissent ses conceptions dans l'ordre de l'éthique. Entendons nous bien. Je ne dis, pas que les éthiques nouvelles découlent de l'invention d'un nouvel avion. Je dis que dans les changements apportés à la vie traditionnelle d'un peuple par l'introduction de nouvelles techniques — lesquelles comportent les interventions guerrières — ce peuple est contraint de modifier les conditions de sa vie. donc de modifier sa morale.
Chaque fois qu'un peuple a souffert l'oppression, il ses! trouvé dans son sein une élite d'individus qui, ne se resignant pas. se sont persuadés, puis ont fait effort, pour persuader «autrui que « ce qui est pourrait ne pas être ». Et ils ont, pour exciter et justifier !a révolte contre l'état des choses, élaboré une morale non conforme h la loi morale qui maintenait les choses établies.
Voilà, en grossière synthèse, !e premier terme de l'esprit libertaire. Il se définit : esprit de révolte contre l'injustice, non-conformisme â l'ordre injuste, recherche d'un ordre plus équitable. I! est te fait d'une élite. Ceci est un point h retenir.
Cette révolte, ce non-conformisme peuvent obéir à la violence d'un tempérament autoritaire qui, ne supportant pas le Joug, tend à s'en délivrer en ?e cherchant des ailiés. Ce type de non-conformiste est incontestablement révolutionnaire. 11 est aussi individualiste. Il est intéressant comme type d'humanité et il joue un rôle «actif dans l'évolution sociale, il n'est pas libertaire, il n'a pas l'esprit libertaire car. s'il réussit sa révolution, il s'y conformera et voudra que chacun s'y conforme.
Cette même révolte peut obéir à la passion d'un tempérament mystique, impatient des humiliations qui heurtent en lui le sens de la noblesse humaine. C'est ce sens de la noblesse de l'homme qui le conduit à fonder la morale de 6a révolte sur des aspirations idéales, sur des vues mystiques, lesquelles lieront l'homme à un à-priorisme. Quoi «lue vaille ce révolté en noblesse morale, 11"est la négation de l'esprit libertaire. En effet, s<a doctrine tend nécessairement A la reconnaissance comme valeurs absolues d'idées métaphysiques discutables. Il contrarie l'évolution en posant le principe, sans autre base que la dialectique, de la « permanence » de ces valeurs. Il s'opposera tout à fait à l'évolution sociale s'il est un docteur en religion et traduit op principe «m dogme.
Nous ne reconnaîtrons an réforma teur révolté ou révolutionnaire un caractère libertaire que si la morale de sa révolte enveloppe à la fois la conformité des faits — et. par conséquent est susceptible d'évoluer avec eux — et 'a conformité de la nature de l'homme. Celle-ci se précise au moins dans l'a tendance, manifestée d'âge en âge. d'établir un régime de vie —individuel aussi bien que social — qui réalise le maximum de liberté dans îa justice, les deux termes étant Inséparables.
11 ne suffit donc pas d'être individualiste et non-conformiste pour se targuer d'un esprit libertaire. En revanche. un homme simplement droit peut avoir des comportements qui établissent une sorte de symbiose entre les esprits 'ibres et les esprits libertaires, ceux-ci pouvant avoir sur ceux-là une influence féconde Pour faire saisir cette nuance, et en admettant que nous raisonnons sur des élites transcendantes, nous dirons que Socrate. esprit libre, est libertaire quand il invente la maïeutique, quand il cherche dans l'homme la morale de l'homme ; qu'il est libertaire encore quand il s'expose de la sorte à la vindicte des conformistes. Il ne l'est plus quand il refuse de se soustraire h -sa condamnation et boit, la ciguë conformément à une loi discutable et injustement appliquée. Mais Socrate, citoyen selon la loi, quand d'autres étaient, esclaves sous la même loi. se devait d'obéir à celle-ci qu'il n'avait pas formellement rejeter. Et ici, ,1e considère qu'en accomplissant un geste non libertaire, il agissait dans un esprit libertaire parce qu'il se situait dans la logique de sa responsabilité.
La notion de responsabilité personnelle
Avant d'envisager l'action social* d'un mouvement libertaire considéré dans l'esprit que je viens d'esquisser, il nous faut situer le libertaire au regard de sa morale individuelle qui est. précisément, une morale de responsabilité.
Nous avons noté que l'esprit libertaire était le fait d'une élite. J'entends par là des hommes conscients d'eux-mêmes, de leur valeur d'hommes, volontairement et librement soumis à une loi morale qu'ils ont choisie et, par conséquent, des individus pensants. La qualité de leur pensée quant aux éléments qui la -constituent est d'importance secondaire. Il n'a pas dépendu d'eux qu'ils aient ou non reçu une culture supérieure de l'intelligence. II suffit qu'ils possèdent une virtualité de culture sans cesse tendue vers l'acquisition de nouvelles connaissances, qu'ils ne cessent de repenser, de cribler ce qu'ils ont -appris et se l'assimilent de telle sorte que le savoir qu'ils possèdent, si minime soit-il, soit cohérent et fonde logiquement un concept de vie qui est le leur. Il va de soi que ce concept se réfère dans ses grandes lignes à des vues élaborées par d'autres ; mais ces vues, ils ne les ont admises qu'après examen, elles les satisfont provisoirement, c'est-à-dire Jusqu'à ce qu'une plus ample information les incite à les corriger. Les corriger, ce n'est pas en changer. Les lignes générales en demeurent nécessairement invariables sans quoi nous serions en présence d'un suiveur indécis et non d'un libertaire pensant.
Pour éclairer cette définition d'une élite qui peut, à certains égards, n'être que virtuelle, nous la comparerons aux élites chrétiennes qui se rencontrent aussi bien chez l'homme du peuple, pénétré de quelques principes essentiels de sa religion qu'il applique avec une rigueur morale absolue, que chez le théologien chez qui les mêmes principes, pour être enrichis de nuances et de commentaires, n'en demeurent pas moins invariables dans leur essence.
Il est donc une morale de vie libertaire qui est, en quelque sorte, personnelle en ce que chacun l'adapte plus ou moins selon son tempérament. Elle est «aussi, par ses points essentiels, la morale d'un groupe afflnitaîre d'Individus reliés par une philosophie qui leur est commune, mais qui est étrangère au milieu social où évoluent ces individus. Elle est étrangère à ce milieu à la fois parce qu'elle est une conception d'élites et, plus encore, parce qu'elle est une anticipation sur l'évolution pressentie ou déduite d'un ensemble de connaissances. Du point en vue de l'évolution sociale, elle peut aussi bien être ruinée que confirmée, en tout ou partie, par les faits. Du point de vue individuel, elle est une réalité immédiate. Il n'y a pas de raison pour que ceux qui la conçoivent n'en fassent pas immédiatement la règle de leur vie personnelle et la règle de leurs rapports entre eux. Se comporter différemment leur serait impossible puisque, placés entre une vue des choses qu'ils croient correcte et une vue traditionnelle qu'ils croient ou fausse ou en voie d'être dépassée, ils seraient sans morale s'ils n'optaient pour leur morale.
C'est ici qu'intervient la notion de responsabilité, car on ne peut se défaire personnellement de contraintes qui nous sont apparues comme une atteinte à la justice et s'autoriser à devenir injuste à son tour. Or ce serait être injuste que de juger autrui selon notre morale tet non selon la sienne. Autrui irest pas libertaire ; il est ce qu'il est et n'a pas choisi. Tout ce que nous pouvons exiger de lui, c'est qu'il se comporte effectivement selon la morale dont il se réclame. Et l'on sait que c'est déjà beaucoup lui demander, à lui pour qui trOp souvent la conscience — et singulièrement la conscience du riche et du puissant — n'est rien de plus qu'un képi de gendarme
Ce que nous pouvons ensuite, c'est travailler à ruiner dans les faits et dans les esprits les comportements traditionnels afin d'assouplir le milieu où, bon gré mal gré, nous devons évoluer et où nos propres comportements se trouvent sans cesse brimés. Cela ressortit à l'action sociale sur quoi je reviendrai.
Il reste que, même en agissant envers autrui selon les seules traditions qu'il comprenne et selon la civilité coutu-mière qui nous défend nous-mêmes du danger d'être traités en outlaws, nous ne pouvons tout à fait éviter, dans nos rapports avec nos proches : famille et amis, les comportements qui nous sont habituels. Nous ne pouvons éviter la portée des leçons que donne notre exemple, sinon nos conseils, sur de5 gens qui ne sont pas préparés à les mettre en œuvre. Un acte accompli dans l'incohérence des contradictions de deux morales a de tout autres conséquences que le même acte accompli consciemment, en cohérence avec tous les autres actes de la vie sur lesquels 11 se répercute. A cela nous devons être sans cesse attentifs.
•Nous sommes moralement libres d'agir comme il nous convient et non comme il est convenu, sous la réserve nécessaire à l'exercice de toute liberté et de toute justice authentique, que nous ayons une vue claire de la responsabilité personnelle impliquée par notre indépendance.
Toutefois, on ne peut ni ne doit exagérer le scrupule jusqu'à supprimer toute propagande. Pour que soient assoùplis les rapports sociaux et rendus caducs certains préjugés abusivement lnhibitifs, en un moi, pour que les mœurs évoluent sans que soit pour cela réalisée toute une révolution, il est évident qu'une action intellectuelle doit être exercée qui porte au delà des milieux libertaires. L'écrit, la parole publique trouvent des audiences de hasard qui peuvent n'être pas celles qu'il eût fallu. Nous n'en sommes comptables que dans la mesure où nous aurions manqué à l'honnêteté intellectuelle, c'est-à-dire répandu des ' opinions qui ne seraient pas en nous des convictions fondées. Le libertaire doit être un homme vrai. A cette condition, il est en droit de secouer dans le public la matière à penser, en droit de hausser parfois le ton pour être entendu, de forcer la couleur pour attirer l'attention de l'écrivain, de l'arilste éveillé qui, transposant l'idée dans l'œuvre d'art, l'insinueront jusque chez les « bien-pensants ». Tant pis pou/ le sot qui séduit par la rose n'en saisit que les épines.
Tout cela, qui est le pragmatisme de l'action quotidienne, ouvre quelques lucarnes sur l'horizon révolutionnaire. Cela ne fait ni la révolution ni des révolutionnaires. Mais cela fait des Individus moins soumis aux étalons du conformisme, moins perméables aux « slogans » et, partant, moins accessibles, dans la révolution, aux entraînements des mots d'ordre et des catéchismes.
La part ainsi faite au pragmatisme — et, bien entendu, en considérant que cette forme de la propagande est avant tout débourreuse de crânes, éducative et vouée à découvrir et former des hommes, à découvrir et former des pensées — nous ne dépasserions pas le « libertinage philosophique » du XVIII0 siècle, pour excellent qu'il fût, si nous ne prenions notre place active dans la révolution, par quoi se fait la liberté dans la justice. Quand j'écris « se fait » c'est en pensant que, pour un libertaire, la révolution est continue, en ce sens que chaque bouleversement n'est que l'aboutissement, la crise de grossesse d'une période évolutive. Le lendemain commence l'évolution d'une autre grossesse.
Les doctrines libertaires dans la révolution
Ici, je vais me heurter à des traditions fortement ancrées. Si bien ancrées même qu'elles nous Immobilisent. Et c'est à cause de cette immobilité que Je me risque à secouer doucement, avec
de respectueux ménagements, le vieil arbre où sont accrochés nos ancêtres.
Qu'est-ce qu'une révolution libertaire? En philosophie sociale, un monde d'idées fécondes, de ferments, de virus dont il dépend de nous que soient ensemencées toutes les révolutions de l'avenir. Mais ce sont les révolutions des autres. Car, pratiquement, une révolution libertaire, faite par et pour des libertaires, c'est un mythe.
11 faut voir les choses comme elles sont. C'est encore la meilleure manière d'en tirer parti. Et l'on pense bien que si je prends la peine d'écrire ces lignes, ce n'est pas pour aboutir à une conclusion d'impuissance. Mais 11 Importe que soit définie une forme d'action positive, au service d'une idée possible et non d'une idéologie verbale.
N'oublions pas que le mouvement communiste anarchiste a son origine dans la scission de la l'e Internationale, qu'il fut fondé par des socialistes de tendance fédéraliste, qualifiés comme tels d'anarchistes par leurs adversaires marxistes. Qu'ils aient, en défi, relevé le ternie, ce fut crâne sans doute. Ce n'est peut-être pas ce qu'ils firent de mieux. On eut beau, depuis, insister sur ce splendide paradoxe que l'anar-chisme c'est l'ordre, on ne put éviter cette réplique du berger à la bergère que, en attendant l'ordre par l'anar-chisme, l'anarchie dahs le monde tel que nous le connaissons c'est quand même le désordre. La propagande n'échappe pas à ce quiproquo.
Nous y avons gagné les études d'Elisée Reclus sur l'Homme, de Kropot-kine sur les communes égalitaires des. origines, tendant à démontrer que c'est en vérité l'autorité qui crée le désordre et que la loi naturelle des échanges est l'entraide et non le mercantilisme. De ces études, beaucoup de choses restent valables, et des plus essentielles. Mais beaucoup aussi sont ou dépassées ou corrigées par l'anthropologie et l'ethnologie des derniers lustres. J'étudie ailleurs les formes de passage du clan communautaire à la fribu monarchique et au clan féodal. Elles me sont apparues comme étant dans l'ordre naturel des choses et, ce qui peut paraître anormal quand on n'en suit pas l'enchaînement, comme se 6ituant sur la voie qui mène l'homme vers la. liberté ; elles sont des étapes de la liberté. On a le droit d'en douter ou de ne pas en être d'accord. Il reste que l'évolution s'est faite en partant de la rupture du clan oommunautalre. Cette simple indication n'a d'autre but que de mettre en garde contre une créance sans réserve à l'efficacité aotusll» des vues d'organisation sociale ^écoulant du principe naturel d'entraide. Le problème, sur ce plan comme sur d'autres, doit être reconsidéré.
C'est que nous vivons sur des idées nées dans le remuement des écoles socialistes de l'autre siècle où la foi dans le progrès moral de l'homme suscitait les utopies ieariennes et pha-ianstériennes. J'ai dit ce que, bioiogi-quement, on devait penser de l'évolution de l'homme en soi et que, par conséquent, tout ce qui demeure valable dans le socialisme non marxiste appelle une refonte dans des éléments modernes, comme fut refondu le marxisme dans la révolution.
11 y a là un travail de construction « libertaire ► a reprendre de toutes pièces.
Quel sera le but de ce travail ? Réaii-ser une révolution libertaire ? Nous avons historiquement et actuellement une connaissance suffisante des révolutions pour savoir comment 011 les manœuvre, comment on oriente les masses inorganisées par le moyen des partis organisés et sous la conduite d'hommes qui sont « politiques » par définUion et, comme tels, guidés par ïa seule volonté de réussir pratiquement. Quand ils ont réussi, il leur faut maintenir la masse, travaillée en sens divers, dans la ligne de leur réussite. Ils s'y emploient par voie d'autorité, voire de coercition et de violence, toutes choses qui sont dans la norme de l'humanité, tout au moins de l'humanité contemporaine. Toutes choses également qui ne sont conformes ni a l'esprit ni aux comportements possibles des libertaires. Ceux-ci, en l'occurrence, se trouvent placés dans les mêmes conditions que des pacifistes non-résistants devant un régiment blindé chargé de les rassembler pour les envoyer tourner des obus.
Evidemment, ils ont, comme des non-résistants, la ressource de mourir en beauté. Toutefois, je pense que lorsqu'une mort héroïque ne concourt pas directement à la réalisation d'un objet possible, ou à l'affirmation d'une idée que l'on est dans l'impossibilité de servir autrement, une telle mort nrest plus qu'une manière honorable de laisser le champ libre à l'adversaire.
Dans une révolution, un mouvement libertaire peut-il faire mieux que de se laisser écraser dans un entêtement de foi métaphysique ?
La réponse attendue, le pont-aux-ànes, c'est qu'il faut lutter pour le triomphe futur d'une révolution libertaire. En un certain sens, nous luttons tous, avec plus ou moins de foi, pour J'avènement d'un monde meilleur. Mais nous ne savons pas ce que seront les
besoins et les désirs des hommes de ce futur, et quelles seront les conditions de ce monde, et s'il existera encore un monde. Depuis que j'ai appris qu'il s'est écoulé deux mille ans après que Jésus eut promis aux malheureux le royaume de Dieu, je ne crois plus "aux paradis. Au reste, une société libertaire supposant des hommes considérablement évolués, si ces hommes se rencontrent quelque jour en nombre, jIs feront aisément l'économie d'une révolution.
Plus positivement, disons que, dans le temps présent, les libertaires organisés en association et non pas en parti, n'ayant pas à rechercher une réussite de parti, sachant d'avance qu'ils ne peuvent ni ne veulent, se comporter en chefs de gouvernement, jouissent d'une liberté qui leur permet une activité sans œillères ni lisières en tant qu'animateurs spécifiques de progrès et de révolution.
Avant, pendant, après une révolution, leur rôle est de pousser les concepts à l'extrême dans le sens du maximum possible de liberté individuelle et de justice sociale ; d'exercer dans les comités une action qui tende à faire prévaloir les solutions économiques Je plus conformes aux vues qu'ils auront par avance définies et déjà propagées ; de préparer, de proposer et de tenter à toute bonne occasion les rectifications, les réformes utiles à sauvegarder dans le peuple le goût et l'usage de la liberté.
Un exemple topique : le syndicalisme.
C'est dans l'histoire môme du mouvement libertaire que je prendrai un exemple concluant. Que nous reste-t-il des théoriciens purement libertaires ? D'abord une exaltante leçon de haute humanité, une leçon qui devrait être mieux connue de chacun de nous et aussi hors de nous, et. qui le serait si le « mouvement » libertaire se mouvait. Ensuite, des idées et une impulsion qui ont été assez fortes pour que nous tentions de renouer avec leur tradition. Quant aux réalisations positives, c'est- dans la discipline de Prou-dhon qu'il faut les chercher. C'est Proudhon, le philosophe rigoriste, l'adversaire de l'égalité des sexes, libertaire seulement par l'indépendance de son esprit paradoxal, qui fut le maître des fondateurs du syndicalisme. Parmi ceux-ci, ce furent des libertaires déclarés, agissant activement dans un milieu non libertaire, qui surent soustraire le syndicalisme à la mainmise
des partis et le protéger par la charte d'Amiens.
Sans doute nourrissaient-ils l'illusion dlune révolution syndicale. C'était ignorer le ra;t que si une société vit par le travail eue ne vit pas pour le travail et qu'il est des activités libres — lettres, arts, science, philosophie, religion, sports, loisirs — qui veulent et doivent echapper aux limites étroites descorporauons. il n'importe,puisqu'ils ont donné une conscience sociale a des millions d'ouvriers, les ont libérés du •< paternalisme » paironaî cl ont préparé l'annaluro économique de la révolution sociale.
Voila, 4 mon sens, 3e modèle de l'action positive que peuvent exercer les libertaires, on modèle et non pas une limitation, car une lâche semblable est à entreprendre dans tous les domaines: sociaux, économiques, intellectuels» artistiques.
DES FORMES DE L'ACTION MORALE
Pour nous résumer, nous dirons des doctriues libertaires qu'elles constituent inoins un système politique — au sens large du terme — qu'une philosophie sociale fondant une morale indivi» dueUe immédiatement appliquée et une morale sociale évolutive qui est un critère de jugement dans l'action.
L'importance sociale des religions
Je veux, ici reprendre un parallèle que j'esquissais un jour dans une conférence : uri mouvement rationaliste libertaire emprunte une vole qui cOiOle celle ou passent, depuis des millénaires, les mouvements religieux. Toutefois, ii y est engage dans le sens ojr-posé. I! s'agit, en remontant ainsi le courant, d'y jeter toute la perturbation possible aîtn de rompre sa cohésion qui entnave notre marche et d en détacher des é.éxuents qui grossiront nos rangs.
■Car le problème est exactement ceci que Je vais dire.
L'esprit mystique est aussi ancien quo l'homme pensant, que l'homme * prélogique » des origine* ; la religion et la magie furent les premiers essais d'explication du monde et d'appréhension des lorces inconnues. L'esprit de lôgique et de philosophie vînt longtemps après et, dans la philosophie Ufcéme, ne s'évada jamais que fort peu, «t tout sporadiquement, du champ de m; métaphysique. Quant A l'esprit ^examen el de recherche, il est nouveau-né. La cOnséquehcô en est qué les esprits libres ont dû et devront toujours être recrutés parmi les esprits religieux, lesquels sont difficilement perméables à la raison froide. Tel est le problème. 11 est d'importance. Il est pour nous capital parce que la liberté a sa condition dans le milieu et que le milieu est dominé par les concepts moraux.
Qu'on ne se laisse abuser ni par l'amoraUsme systématique des hommes de pouvoir ni par l'immoralisme personnel des gens nantis. Les uns et les autres savent ce qu'ils doivent à la morale en vigueur dans le peuple. Ils savent comment renseigner, la maintenir, la relativer et en user. C'est par la manière de s'en servir que sont résolus, au mieux des intérêts des classes dirigeantes, ou laissés en suspens quand on ne peut mieux, tous lus problèmes politiques, économiques et sociaux. C'est pourquoi toute révolution comporte une éthique particulière A laquelle s'amalgame la morale antérieure. C'est pourquoi tout gouvernement compose avec les Eglises dont c'est la fonction de maintenir et aménager pratiquement Tes morales sociales. dans un halo, de morale transcendante où se dissimulent les contradictions.
Si les Eglises exercent et ont effectivement le pouvoir d'exercer cette fonction, ce n'est pas seulement parce que la majorité des hommes est soumise peu ou prou à. la foi, c'est aussi
— et peut-être surtout — parce que les préceptes de la religion et les mots d'ordre des Eglises pénètrent partout. L'Eglise catholique a dû renoncer a son rêve d'une théocratie universelle. Elle n'a pas renoncé à son influence temporelle directe et indirecte. Et elle sait utiliser — sous la seule condition de soumission à ses dogmes et d'obéissance quand l'obéissance est requise
— îes diverses tendances politiques de ses fidèles, qui vont du monarchisme au socialisme, leurs diverses conditions sociales, qui sont de toutes les classes, pour promouvoir îes actes, les lois, les traités conformes aux conditions de sa philosophie morale Et celle-ci, qui est la condition de sa durée et de sa puissance, domine finalement la politique et los mœurs.
Je disais que les gouvernements devaient composer avec l'Eglise. Les partis également. Les uns et les autres ne peuvent s'abstraire des réalités immédiates dont l'influence religieuse n'est pas la plus facile à dominer. J'ajoute que la-même influence brise ou annule les réactions libres de l'éçri-
vain, voire du militant de pensée libre, asservis au quotidien de la vie, étouffés dans l'isolement.
Les conditions permanentes d'une action libertaire
Ce n'est que dans la lutte ouverte des oppositions d'intérêts, des coniltts du pouvoir, lorsqu'un clergé entreprend trop directement sur le temporel, que, par l'anticléricalisme, le rationalisme conquiert des positions. Il eu perd une bonne partie quand des intérêts convergents conduisent aux attitudes d'apaisement Or !e cléricalisme n'est que Tune des manifestations d'une attitude permanente de la nature humaine : le sentiment religieux. J'étudie ailleurs les raisons et les conditions de ceue permanence. Elle est un i;iil et c'est par elle que l'intervention des Eglises dans le temporel est efficace et constante. La lutte anticléricale n'en combattant que les abus, c'est sur un autre plan que celte intervention doit être neutralisée. Ce plan ne peut être conçu et réalisé que par une organisation de même ordre — je ne dis pas de même nature — que l'organisation religieuse. Une organisation qui soit libre de toute attache ei qui puisse .compenser son infériorité numérique et la pauvreté de ses moyens matériels par le dynamisme et la souplesse dans l'action que donne une compiéte indépendance. Un groupement qui ne soit i>as une secte spécialisée dans l'irréligion systématique,; et exclusive, qui ne soit pas « anti c'est-à-dire négatif, mais qui, sans tendre à une impossible destruction de l'esprit religieux et de sa philosophie, s'emploie à en contenir les effets et a lui opposer un nombre toujours plus grand d'esprits libertaires agissant, comme l'Eglise même, sur tous les plans de la vie.
En bref, il s'agit de constituer un mouvement rationalisto libertaire qui
se lionne pour tâche permanente l'élaboration et la, diffusion d'une philosophie morale d'essence biologique, en opposition aux morales métaphysiques et conformistes. Oui. sur la base de cette morale évolutive, confronte les doctrines politiques, économiques et sociales, propose ses solutions « actuelles o, c'est-à-dire relativées, soutienne ses oppositions aux vues et aux formules qu'on nous impose ou nous veut imposer, et, sur un plan plus général, dissèque, raille et redresse les incongruités conformistes afin de sus-cJster dans l'opinion les réactions nécessaires â l'existence d'un climat de mœurs où il nous soit possible de vivre noire vie, de lut donner un sens, de la Passionner au service de la liberté et de la justices au service de l'Homme.
1945.
CH. AUG. BON1EMPS.
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