Michel BAKOUNINE
Préface ils E. RECLUS tl C. CAFIERB
DIEU & L'ÉTAT
To.mb î. — Fédéralisme, socialisme et antithéologisme (1868). — Lettres sur le patriotisme (1860). — Dieu et
l'Etat (1871). — fit fort volume in-I7............
Tomr ii. -- Les Ours <îo Berne et l'Ours de Saint-Pétersbourg (1870». — lettres à un Français sur la crise actuelle (187»). L'Empire Unouto-gcrmanique et la Révolution sociale (1871). — Avec notice biographique, avant-propos et noies par James Guillaume. Un fort volume in-18......,.:.........
Tome III. — l'Kmuire kn<>it!o-;;ermaulqne et la Révolution sociale, 'r livraison (1871). — Appendice : Considérations philosophiques sur le Fantôi»»e divin, sur le Moude réel et sur l'Homme (1870). — Avec avant-propos, avertissements et notes par James
Guillaume. — Un fort volume in-18..............
Tomk IV. — Lettres à un Français, sait© (1870). —■ Manuscrit de 114 papes, écrit k Marseille (1870). —■ Lettre à Esquiros (1870). — Préambule pour la seconde livraison de l'Empire knouto-germanique (1871). — Avertissement pour l'Empire knouto-"crmanitme (1871). — Lettre ù la Liberté. de. Bruxelles (1827). — Fragment formant une suite de l'Empire knouto-gernuiniaue (1872). — Avec une préface, des avant-propos et «es notes par James Guillaume.
Un fort volume in-18............................
Tomk V. — Articles écrits pour le journal YBgattté (1868-1869). — Lettre adressée aux citoyens rédacteurs du Réveil (1860). — Trois conférences faites aux ouvriers du Val de Salnt-Imier (mal 1871). — Avec une nréface, des avant-propos et des noies par
James Guillaume. Un fort volume in-18..........
Tomk Vf. — Protestation de l'Alliance (Juillet 1871). — Réponse d'un International à Mazzlni (juillet 1871). — Appendice î L'Internationale et Mazxlni, par Saverio Friscia. — Lettre h la section de l'Alliance de Genève (août 1871). — Rapport sur l'Alliance (juillet-août 1871). — Réponse à VUnita ItaUonn (septembre-octobre 1871). —- Circulaire à mes amis d'Italie h l'occasion du Congrès de Rome (octobre 1871). — Appendice : Un feuillet retrouve. etc... (1860). — Avec une préface, d'os Avant-Propos et des Notes, par Jamei Guillaume. Un fort roltimt In-18 ...................................
AVERTISSEMENT de la première édition.
La vie de Michel Bakounine est déjà suffisamment connue dan? ses traits généraux. Amis et ennemis savent que cet homme était grand par la pensée, la volonté, l'énergie persévérante: ils savent aussi quelle hauteur de mépris il ressentait pour la fortune, le rang, la gloire, toutes ces misères que la plupart des humains ont la bassesse d'ambitionner. Gentilhomme russe, apparenté 5 la plus haute noblesse de l'empire, il entra, l'un des premiers. dans cette fière association de révoltés qui surent se dégager des traditions, des préjugées, des intérêts de race et de classe, mépriser leur bien-être. Avec eux il combattit la dure bataille de la vie, aggravée de la prison, de l'exil, de tous les dangers et de toutes les amertumes que les hommes de dévouement ont à subir dans leur existence tourmentée.
Une simple pierre et un nom marquent dans le cimetière de Berne l'endroit où fut déposé le corps de Bakounine. C'est peut-être trop pour honorer la mémoire d'un lutteur qui tenait les vanités de ce genre en si médiocre estime! Ses amis ne lui élèveront certainement ni fastueux tombeau ni statue. TIs savent de quel large rire il les eût accueillis s'ils lui avaient parlé d'un édifice funéraipe érigé à sa gloire, ils savent aussi que la vraie manière d'honorer ses morts est de continuer leur œuvre — avec l'ardeur et la persévérance qu'ils y mettaient eux-mêmes. Certes, c'est là une tâche difficile qui demande tous nos efforts, car. parmi les révolutionnaires de la génération qui passe, il n'en est pas un qui ait travaillé avec plus de ferveur à la cause commune de la Révolution.
En Russie parmi les étudiants, en Allemagne parmi les insurgés de Dresde, en Sibérie parmi ses frères d'exil, en Amérique, en Angleterre, en France, en Suisse, en Italie parmi. tous les hommes de bonne vdonté, son influence directe a été considérable. L'originalité de ses idées, son éloquence imagée et véhémente, son zèle infatigable de propagande, servis d'ailleurs par la majesté naturelle de son aspect et par une vitalité puissante, ouvrirent à Bakounine l'accès de tous les groupes révolutionnaires sociali tes. et son action laisra partout des traces profondes, même chez ceux qui. après l'avoir accueilli, le repoussèrent à cause de la différence du but ou de la méthode. Sa correspondance était des plus étendues; cjes nuits entières se passaient à rédiger de longues épîtres à ses amis du monde révolutionnaire, et quelques-unes de ce» lettres, destinées à fortifier les timides, à réveiller les endormis, à tracer des plans de propogande ou de révolte, prirent les proportions de véritables volumes. Ce sont (jes lettres qui expliquent surtout la prodigieuse action de Bakounine dans le mouvement révolutionnaire du siècle. Les brochures publiées par lui, en russe, en français, ^n italien, si importantes qu'elles soient et si utiles qu'elles aient été pour répandre les idées nouvelles, sont la phis faible part de l'œuvre de Bakounine. «
lie mémoire que nous publions aujourd'hui, Dieu $ l'Etat, n'est en réalité qu'un fragment de lettre ou df rapport. Composé de la même manière que la plupart des autres écrits de Bakounine. il a le même défaut lit* téraire. le manque de proportions ; en outre, il est brus-: quement interrompu : toutes les recherches faites par nous pour retrouver la fin du manuscrit ont été vaines., Bakounine n'avait jamais le temps nécessaire pour accom-i plir tous les travaux entrepris. Une œuvre n'était pas terminée que d'autres déjà étaient commencées. « Ma vie
elle-même est un fragment » disait-il à ceux qui critiquaient ses écrits. Cependant les lecteurs de Dieu et l'Etat ne regretteront certainement pas que le mémoire de Bakou-nine, tout incomplet qu'il soit, ait été publié. Les questions y paraissent traitées avec une singulière vigueur d'argumentation et d'une manière décisive. En d'adressant avec juste raison aux adversaires de bonne foi, Bakou-nine leur démontre l'inanité de leur croyance en cette autorité divine sur laquelle se sont fondées toutes les autorités temporelles; il leur prouve la genèse purement humaine de tous les gouvernements: enfin, sans s'arrêter à celles des origines de l'Etat qui sont déjà condamnées par la morale publique, telles que la supériorité physique, la violence, la noblesse, la fortune, il fait justice de la théorie qui donnerait à la science le gouvernement des sociétés. En supposant même qu'il fût possible de reconnaître, dans le conflit des ambitions rivales et des intrigues, quels sont les prétendus et les véritables savants, et qu'on trouvât un mode d'élection qui fît échoir immanquablement la puissance à ceux dont le savoir est authentique, qucèle garantie pourraient-ils nous offrir de la sagesse et de la probité de leur gouvernement? D'avance, ne pour-rions-nous pas au contraire prévoir chez ces nouveaux maîtres les mêmes folies et les mêmes crimes que chez les maîtres d'autrefois et ceux du temps présent? D'abord la science n'est pas : elle se fait. Le savant du jour n'est que l'ignorant du lendemain. Qu'il s'imagine être arrivé au but. et par cela même il tombe au dessous de l'enfant qui vient de naître. Mais reconnût-il la vérité dans son essence, il ne peut que se corrompre par le privilège et corrompre les autres par le commandement. Pour asseoir son gouvernement, il devra comme tous les chefs d'Etat essayer d'arrêter la vie dans îles masses qui s'agitent au-dessous de lui, les maintenir dans l'ignorance pour en assurer le calme, les abaisser peu à peu pour les dominer de plus haut.
Du reste, depuis que les « doctrinaires * ont fait leur apparition Je « génie » vrai ou prétendu s'essaie à prendre le sceptre du monde, et nous savons ce qu'il nous en a coûté. Nous les avons vu à l'œuvre, tous ces savants, d'autant plus racornis qu'ils ont plus étudié, d'autant moins larges dans leurs idées qu'ils ont passé plus de temps à examiner quelque fait isolé sous toutes ses faces, sans aucune expérience de la vie, parce qu'ils n'ont etf longtemps d'autre horizon que les parois de leur fromage, puérils clans leurs passions et leurs vanités, parce qu'ils n'ont pas su prendre part aux luttes sérieuses et n'ont jamais appris la juste proportion des choses. N'avons-nous pas vu récemment se fonder une école de « penseurs », d'ailleurs plats courtisans et gens de vie malpropre, qui se sont fait toute une cosmogonie à leur usage particulier ? D'après eux, les mondes n'ont été créés, les sociétés ne se sont développées, les révolutions n'ont bouleversé les peuples, les empires ne se sont écroulés, la misère, la maladie et la mort n'ont été les reines de l'humanité que pour faire surgir une élite d'académiciens, fleur épanouie, dont tous les autres hommes ne sont que le fumier. C'est afin que ces rédacteurs du Temps et les Débats aient le loisir de c penser » que les nations vivent et meurent dans l'ignorance; les autres humains sont voués au trépas afin que ces messieurs deviennent immortels 1
Mais nous pouvons nous rassurer : ces académiciens n'auront pas l'audace d'Alexandre tranchant de son épée le nœud gordien; ils ne soulèveront pas le glaive de Charlemagne. Le gouvernement par la science devient aussi impossible que l'est celui du droit divin, celui des écus ou de la force brutale. Tous les pouvoirs sont désormais soumis à une critique impitoyable. Des hommes chez lesquels est né le sentiment de l'égalité ne se laissent plus gouverner, ils apprennent à se gouverner eux-mêmes. En précipitant du haut des deux
celui duquel tout pouvoir était censé descendre, les sociétés renversent aussi tous ceux qui régnaient en son nom. Telle est la révolution qui s'accomplit. Les Etats se disloquent pour faire place à un ordre nouveau, dans lequel, ainsi que Bakounine aimait à le dire, c la justice humaine sera substituée à la justice divine ». S'il est permis de citer un nom parmi ceux des révolutionnaires qui ont collaboré à cette œuvre immense du renouvellement, il n'en est pas un que nous puissions signaler avec plus de justice que celui de Michel Bakounine.
Carlo Cafieko, Elisée Reclus
Genève, 1882.
BAKOUNINE, cr. u>bm. faite à Yevcy).
Trois éléments ou trois principes fondamentaux constituent dans l'histoire les conditions essentielles de tout développement humain, collectif ou individuel : i° ¥ animalité humaine; 2° la pensée; 30 la révolte, A la première correspond proprement Véconomie sociale et privée; à la seconde, la science; à la troisième, la liberté.
Les idéalistes de toutes les écoles, aristocrates et bourgeois, théologiens et métaphysiciens, politiciens et moralistes, religieux, philosophes ou poètes, sans oublier les économistes libéraux, adorateurs effrénés de l'idéal, comme on sait, s'offensent beaucoup, lorsqu'on leur dit que l'homme, avec son intelligence magnifique, ses idées sublimes et ses aspirations infinies, n'est, comme tout ce qui existe dans le monde, qu'un produit de la vUe matière.
Nous pourrions leur répondre que la matière dont parient les matérialistes, matière spontanément, éternellement mobile, active, productive, la* matière chimiquement ou organiquement déterminée et manifestée par les propriétés ou les forces mécaniques, physiques, animales et intelligentes,' qui lui si&U forcément inhérentes, que cette matière n'a rien de Commun avec la vile matière des idéalistes. Cette dernière, produit de leur fausse abstraction, est effectivement une chose stu-pide, inanimée, immobile, incapable de donner naissance au moindre produit, un caput morluum, une vilaine imagination opposée à cette belle imagination qu'ils appellent Dieu; vis-à-vis de l'Etre suprême, la matière, leur matière à eux, dépouillée par eux-mêmes de tout ce qui en constitue la nature réelle, représente nécessairement le suprême néant. Ils ont enlevé à la matière l'intelligence, la vie, toutes les qualités déterminantes les rapports actifs ou les forces, le mouvement même, sans lequel la matière ne serait pas même pesante, ne lui laissant rien de l'impénétrabilité et l'immobilité absolue dans l'espace; ils ont attribué toutes ces forces, propriétés et manifestations naturelles à l'être imaginaire créé par leur fantaisie abstractive; puis, intervertissant les rôles, ils ont appelé ce produit de leur imagination, ce fantôme, ce Dieu qui est le néant. « Etre suprême »; et, par une conséquence nécessaire,, fls ont déclaré que l'Etre réel, la matière, le monde, était le néant. Apres quoi, ils viennent nous dire gravement que cette matière est incapable de rien produire, ni même de se mettre en mouvement par elle-même, et que par conséquent elle à dû être créée par leur Dieu.
Qui a raison, les idéalistes ou les matérialistes ? Une fois la question posée, l'hésitation devient impossible. Sans doute, les idéalistes ont tort et les matérialistes ont raison. Oui, les faits priment les idées; oui, l'idéal, comme l'a dit Proudhon, n'est qu'une fleur, dont les conditions matérielles d'existence constituent la racine. Oui, toute l'histoire intellectuelle et morale, politique et sociale de l'humanité est un reflet de son histoire économique.
Toutes les branches de la science moderne, de la science vraie et désintéressée, concourent à proclamer Cette grande vérité, fondamentale et décisive : Le monde
sociale, le mtifade proprement humain, l'humanité, en un mot, n'est autre chose que le développement suprême, 2a manifestation la plus haute de l'animalité — au moins pour nous et relativement à - notre^pianète. Mais comme tout développement implique nécessairement une négation, celle de la base ou du point de départ, 1 humanité est en même temps et essentiellement la négation réfléchie et progressive de l'animalité dans les hommes; et c'est précisément cette négation, rationnelle parce qu'elle est naturelle, à la fois historique et logique, fatal comme le sont les développements et les réalisations de toutes les lois naturelles dans le monde, c'est elle qui constitue et qui crée l'idéal, le monde des convictions intellectuelles et morales, les idées.
Oui, nos premiers ancêtres, nos Adam et nos Eve, furent, sinon des gorilles, au moins des cousins très proches des gorilles, des omnivores, des bêtes intelligentes et féroces, douées à un degré plus grand que les animaux de toutes les autres espèces, de deux facultés précieuses: la jucultê de penser et le besoin de se révolter.
Ces deux facultés, combinant leur action progressive dans l'histoire, représentent la puissance négative dans le développement positif de l'animalité humaine, et créent par conséquent tout ce qui constitue l'humanité dans les hommes.
La Bible, qui est un livre très intéressant et çà et 1A très profond, lorsqu'on le considère comme l'une des plus anciennes manifestations de la sagesse et de la fantaisie humaines, exprime cette vérité d'une manière fort naïve dans son mythe du péché originel, jéhovah, qui, de tous les bons dieux adorés par les hommes, fut certainement le plus jaloux, le plus vaniteux, le plus féroce, le plus injuste, le plus sanguinaire, le plus despote et le plus ennemi de la dignité et de la liberté humaines, Jéhovah venait de créer Adam et Eve, par on ne sait quel caprice, peut-être pour se donner des esclaves nouveaux.
Il mit généreusement à leur disposition toute la terre, avec tous ses fruits et tous ses animaux, et ne posa qu'une seule limite à cette complète jouissance : il leur défendit expresséjnent de toucher aux fruits de l'arbre de la science. Il voulait donc que l'homme, privé de toute conscience de lui-même, restât une bête éternelle, toujours à quatre pattes devant le Dieu a vivant », son créateur et son maître. Mais voici que vient Satan, l'éternel révolté, le premier libre-penseur et l'émancipateur des mondes ! Il fait honte à l'homme de son ignorance et de son obéissance bestiales; il l'émancipé, imprime sur son front le sceau de la liberté et de l'humanité, en le poussant à désobéir et à manger du fruit de la science.
On sait le reste. Le bon Dieu, dont la prescience, constituant une des divines facultés, aurait dû l'avertir pourtant de ce qui devait arriver, se mit dans une terrible et ridicule fureur : il maudit satan, l'homme et le monde créés par lui-même, se frappant pour ainsi dire dans sa propre création, comme font les enfants lorsqu'ils se mettent en colère; et non content de frapper nos ancêtres dans le présent il les maudit dans toutes les générations à venir, innocentes du crime commis par leurs ancêtres. Nos théologiens catholiques et protestants trouvent cela très profond et très juste, précisément parce que c'est monstrueusement inique et absurde. Puis, se rappelant qu'il n'était pas seulement un Dieu de vengeance et de colère, mais encore un Dieu d'amour, après avoir tourmenté l'existence de quelques milliards de pauvres êtres humains et les avoir condamnés à un enfer éternel, il eut pitié du reste, et pour les sauver, pour réconcilier son amour éternel et divin avec sa colère éternelle et divine, toujours avide de victimes et de sang, il envoya au monde comme une victime expiatoire, son 61s unique, afin qu'il fût tué par les hommes. Cela s'appelle fe mystère de la Rédemption, base de toutes les religions chrétiennes. Encore si le divin
Sauveur avait sauvé le monde humain ! Mais non; dans le paradis promis par le Christ, on le sait, puisque c'est formellement annoncé, il n'y aura que fort peu d'élus. Le reste, l'immense, majorité des générations présentes et à venir, brûleront éternellement dans l'enfer. En attendant, pour nous consoler, Dieu, toujours juste, toujours bon, livre la terre- au gouvernement des Napoléon III, des Guillaume I", des Ferdinand d'Autriche et des Alexandre de toutes les Russies.
Tels sont les contes absurdes qu'on débite et les doctrines monstrueuses qu'on enseigne, en plein XIX* siècle, dans toutes les écoles populaires de l'Europe, sur l'ordre exprès des gouvernements. On appelle cela civiliser fles peuples ! N'est-il pas évident que tous les gouvernements' sont les empoisonneurs systématiques, les abêtisseurs intéressés des masses populaires ?
Voilà les ignobles et criminels moyens qu'ils emploient pour retenir les nations dans un esclavage éternel, afin de pouvoir mieux les tondre sans doute. Que sont les crimes de tous les Tropmann du monde, en présence de ce crime de lèse-humanité qui se commet journellement, au grand jour, sur toute la surface du monde civilisé, par ceux-là mêmes qui osent s'appeler les tuteurs et les pères de peuples ?
Et pourtant, dans le mythe du péché originel, Dieu donna raison à Satan, il reconnut que le diable n'avait pas trompé Adam et Eve en leur promettant la science et la liberté, comme récompense de J'acte de désobéissance qu'il les avait induits à commettre; car aussitôt qu'ils eurent mangé du fruit défendu, Dieu se dit en lui-même (voir la Bible) : « Voici, l'homme est devenu comme l'un des dieux, il sait le bien et le mal; empê-chons-le donc de manger du fruit de la vie étenuile, afin qu'il ne devienne pas immortel comme Nous ».
Laissons maintenant de côté la partie fabuleuse de ce mythe et considérons-en le vrai sens, très clair, du reste. L'homme s'est émancipé, il s'est séparé de l'animalité et s'est constitué homme: il a commencé son histoire et son développement spécialement humain par un acte de désobéissance et de science, c'est-à-dire par la révotfc et par la fimtfir.
Le système des idéalistes nous présente tout-à-fa"t le contraire. C'est te renversement absolu de toutes ces expériences humaines et de ce bon sers universel et commun qui r^t la condition essentiel!? de toute entente humaine et qui. en s'éleva nt de cette vérité si simnle et si anciennement reconnue, nue : et 2 font a. jusqu'aux considérations scientifiques le* plus subîmes et Jes plus compliquées, n'admettant d'à tueurs jamais rien qui ne soit sévèrement confirmé par l'expérience et. par Pob=er-vation des choses et des farts, constitue la seule base sérieuse des connaissances humaines.
On conçoit parfaitement le développement successif du monde matériel, aussi bien que de la vie organique, animale, et de rintelîi<rpn<T historiquement progressive de l'homme, individuelle ou sociale. C'est un mouvement tout à fait naturel du simnle an composé, de bas en haut, ou de l'inférieur au supérieur: un mouvement conforme à toute? nos expériences journalières, et par conséquent conforme aussi à notre logique naturelle, aux lois propres de rotre esprit qui. ne se formant jamais et ne pouvant se développer qu'à l'aide de ces mêmes expériences, n'en est pour ain*i dire que la reproduction mentale, cérébrale ou le résumé réfléchi.
Bien loin de suivre la voie naturelle de bas en haut, de l'inférieur nu supérieur, et du relativement simple au plu* compliqué-nu lieu d'admettre sagement, ration-rtellement. la transition progressive et réelle du monde appelé inorganique au monde ojganîque. végétal, animal. Fpis spécialement humain; «le la matière ou de l'être chimique à la matière ou à l'être vivant, et de l'être vivant à l'être pensant, les idéaliste*, obsédés, aveuglés et poussés par Je fantôme divin dont ils ont hérité de la théologie, prennent la voie absolument contraire. Ils vont de haut en bas. du supérieur à l'inférieur, du compliqué au simple. Us commencent par Dieu, soit " comme personne, soit comme <ubstance ou idée divine, eî le premier pas qu'ils font e>t line terribje dé$rringolade des hauteurs sublimes de l'éternel idéal dans la fange du monde matériel : de la perfection absolue dans l'imperfection absolue : de la pensée à l'être, ou plutôt de l'Etre Suprême au Néant. Quand, comment et pourquoi l'Etre divin, éternel, infini, le parfait absolu, probablement ennuyé de lui-même, s'est-il décidé à ce salto m or taie désespéré, voilà ce qu'aucun idéaliste, ni théologien, ni métaphysicien, ni poète, n'a jamais su ni comprendre lui-même, ni expliquer aux profanes. Toutes les religions passées et présentes et tous les systèmes de philosophie transcendants roulent sur cet unique et inique mystère (î). De saints hommes, des législateurs inspirés, des prophètes, des messies y ont cherché la vie, et n'y ont trouvé que la torture et la mort. Comme le sphynx antique, il les a dévorés, parce qu'ils n'ont pas su l'expliquer. De grands philosophes, depuis Héraclide et Platon jusqu'à Descartes, Spinoza, Leibnitz, Kant, Fichte, Schriling et Hegel, sans parler des philosophes in clous, ont écrit des monceaux de volumes et ont créé des systèmes aussi ingénieux que sublimes, dans lesquels ils ont dit en passant beaucoup de belles et de grandes choses et découvert des vérités immortelles, mais qui ont laissé ce mystère, objet principal de leurs investigations transcendantes, aussi insondable qui! l'était avant eux.
(I) Je rappelle inique » parce que ce mystère a été et continue encore d'être In consécration de tontes les horreurs fjui se sont commises et qui se commettent dans le monde ;
l'appelle •« inique » parce que tontes les autres nbsnrdîU; théologîque* et métaphysiques qui nhétissent l'esprit des hommes n'en sont que les conséquences nécessaires.
Les efforts gigantesques des plus admirables génies que le monde connaisse, et qui, les uns après les autres, pendant trente siècles au moins, ont entrepris toujours de nouveau ce travail de Sisyphe, n'ont abouti qu'à rendre cc mystère plus incompréhensible encore. Pouvons-nous espérer qu'il nous sera dévoilé par les spéculations routinières de quelque disciple pédant d'une métaphysique artificiellement réchauffée, à l'époque où tous les esprits vivants et sérieux se sont détournés de cette science équivoque, issue d'une transaction entre la déraison de la foi et la saine raison scientifique ?
Il est évident que ce terrible mystère est inexplicable, c'est-à-dire qu'il est absurde, l'absurde parce que seul ne se laisse point expliquer. Il est évident que quiconque en a besoin pour son bonheur, pour sa vie, doit renoncer à sa raison, et retourner, s'U le peut, à la foi naïve, aveugle, stupide; répéter avec Tertulien et avec tous les croyants sincères, ces paroles qui résument la quintessence même de la théologie :
Credo quia absurdwn
Alors toute discussion cesse, et il ne reste plus que la stupidité triomphante de la foi. Mais aussitôt s'élève une autre question :
Comment peut naître dans un homme intelligent et instruit le besoin de croire en ce mystère ?
Que la croyance en Dieu, créateur, ordonnateur, juge, maître, maudisscur, sauveur et bienfaiteur du monde, se soit conservée dans le peuple, et surtout dans les populations rurales beaucoup plus encore que dans le prolétariat des villes, rien de plus naturel. Le peuple, malheureusement, est encore très ignorant et maintenu dans l'ignorance par les efforts systématiques de tous les gouvernements qui le considèrent, non sans beaucoup de raison, comme l'une des conditions essentielles de leur propre puissance. Ecrasé par son travail quotidien, privé de loisir, de commerce intellectuel, de lecture, enfin de presque tous les moyens et d'une bonne partie des stimulants qui développent la réflexion dans les hommes, le peuple accepte le plus souvent, sans critique et en bloc, les traditions religieuses. Elles l'enveloppent dès le bas âge dans toutes les circonstances de sa vie et, artificiellement entretenues en son sein par une foule d'empoisonneurs officiels de toutes sortes, prêtres et laïques, elles se transforment chez lui en une sorte d'habitude mentale, trop souvent plus puissante même que son bon sens naturel.
Il est une autre raison qui explique et qui légitime en quelque sorte les croyances absurdes du peuple.
Cette raison c'est la situation misérable à laquelle il se trouve fatalement condamné par l'organisation économique de la société, dans les pays les plus civilisés de l'Europe. Réduit, sous le rapport intellectuel et moral aussi bien que sous le rapport matériel, au minimum d'une existence humaine, enfermé dans sa vie comme un prisonnier dans sa prison, sans horizon, sans issue, sans avenir même, si l'on en croit les économistes, le peuple devrait avoir l'âme singulièrement étroite et l'instinct aplati des bourgeois pour ne point éprouver le besoin d'en sortir; mais ,pour cela, il n'a que trois moyens : dont deux fantastiques et le troisième réel. Les deux premiers, sont le cabaret et l'église; le troisième c'est la révolution sociale. Cette dernière, beaucoup plus que la propagande anti-théologique des libres-penseurs, sera capable de détruire les croyances religieuses et les habitudes de débauche dans le peuple, croyances et habitudes qui sont plus intimement liées ensemble qu'on ne le pense. En substituant aux jouissances à la fois illusoires et brutales du dévergondage corporel et spirituel, les jouissances aussi délicates que riches de l'humanité développée dans chacun et dans tous, la réveflution sociale aura la puissance de fermer en même temps tous les cabarets et toutes les églises.
Jusque là. le peuple, pris en masse, croira, et, s'il n'a pas raison de croire, il en aura au moins le droit.
Il est une catégorie de gens qui, s'ils ne croient pas, doivent au morns faire semblant de croire. Ce sont tous les tourmenteurs. tous 'es oppresseur? et tous les exploiteurs de l'humanité: prêtres, monarques, hommes d'Etat, hommes de guerre, financiers publics et privés, fonction-nnîres de toutes sortes, policiers, gendarmes, geôliers et bourreaux, capitalistes, pre«*ureurs, entrepreneurs et propriétaires. avocats, économistes, politiciens de toutes les couleurs. jy*qu*au dernier vendeur d'épices. tous répéteront à l'unisson rrs paroles de Voltaire : Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.
Car, vous comprenez, « îl faut une religion pour Je peuple ». C'est la soupape de sûreté.
Il existe aus«i nombre d'âmes honnêtes, mais faibles, qui. trop intelligentes pour prendre les dogmes Chrétiens au sérieux, les rejettent en détail, mais n'ont le courage, ni la force, ni la résolution nécessaire pour les repousser en gros. FJ'es abandonnent à la critique toutes les absurdités particulières de la religion, elles font fi de tous les miracles, mais elles se cramponnent avec désespoir à l'absurdité principale, source de toutes les autres, au miracle qui explique et légitime tous les autres miracles, à l'existence de Dieu. Leur Dieu n'est point l'Etre vigoureux et puissant, le Dieu totalement positif de la théologie. C'est un être nébuleux, diaphane, illusoire, tellement illusoire qu'A se transforme en Néant quand on croit Je saisir: c'est un mirrpe. un feu follet qui ne réchauffe ni n'éclaire. Et pourtant elles y tiennent, et elles croient que s'il allait disparaître, tout disparaîtrait avec lui. Ce sont des âmes incertaines, maladives, désorientées dans la civilisation actuelle, n'appartenant ni au présent ni à l'avenir, de pôles fantômes éternellement suspendus entre le ciel et la terre, et occupant entre la politique bourgeoise et le socialisme du prolétariat absolument la même position.
Elles no se sentent la force nï de penser jusqu'à la fin. nî de vouloir, ni de se résoudre, et elles perdent leur temps et leur peine en s'efforçant toujours de concilier l'inconciliable.
Pans la vie publique, ceux-là s'appellent; les socialistes bourgeois. Aucune discussion n'est possible avec eux. Ils sont trop malades.
Mais il est un petit nombre d'hommes illustres, dont aucun n'osera parler sans respect, et dont nul ne songera à mettre en doute ni la santé vigoureuse, ni la force d'esprit, ni la bonne foi. Qu'il me suffise de citer les noms de Mazzini, de Michelet. de Quinet, de John Stuart Mil! (i). Ames généreuses et fortes, grands cœurs, grands esprits, grands écrivains, et le premier, régénérateur héroïque et révolutionnaire d'une grande nation, ils sont ton* les apôtres de l'idéalisme et les contempteurs. les adversaires passionnés du matérialisme, et, par conséquent aussi, du socialisme, en philosophie aussi bien qu'en politique.
C'est donc contre eux qu'il faut discuter cette question.
Constatons d'abord qu'aucun des hommes illustres que h viens de nommer, nî aucun autre penseur idéaliste quelque peu important de nos fours, ne s'est occupé à proprement parler de la partie logique de cette question. Annn n'a essayé de résoudre philosophiquement la possibilité du snllo wortalr divin des réirions étemelles et pures de l'esprit dans la fançe du monde matériel. Ont-ils craint d'aborder cette in?otuble contra-
'H Shtnrt Mlll est pent-ttre le seul dont 11 soit permis mettra en dont? ridé.Mîsmc sérieux ; ot cet* pour deux rnfsous : In premier* est que. xi? n'est point nbsolnmcnt le dîs^'pîe. il e<t tir nrl m fréteur pessinnué. on adhérent de la Plillavip'tJe Positive d*An«fiiste Com»e, philosophe qnî. mnt-cré réticences nombreuse*, est r<VHcment athée. la seconde, c'est que Stnart MU1 était Anglais et qu'en Angleterre se proclamer athée. c'est se mettre en dehors de lu .société, môme encore anjnurdMmî.
diction et désespéré de la résoudre, après que les plus grands génies de l'histoire y ont échoué, ou bien Vont-ils considérée comme déjà suffisamment résolue ? C'est leur secret. Le fait est qu'ils ont laissé de côté la .démonstration théorique de l'existence d'un Dieu, et n'en ont développé que les raisons et les conséquences pratiques. Ils en ont parlé comme d'un fait universellement accepté et, comme tel, ne pouvant plus devenir l'objet d'un doute quelconque, se bornant, pour toute preuve, à constater l'antiquité et cette universalité même de la croyance en Dieu.
Cette unanimité imposante, selon l'avis de beaucoup d'hommes et d'écrivains illustres, et,.pour ne citer que 'les plus renommés d'entre eux, Joseph de Maistre et le grand patriote italien Giuseppe Mazzini, vaut plus que toutes les démonstrations de la science; et, si la logique d'un petit nombre de penseurs conséquents et même très puissants, mais isolés, lui est contraire, tant pis, disent-ils pour ces penseurs et pour leur logique, car le consentement général, l'adoption universelle et antique d'une idée, ont été considérés de tout temps comme la preuve la plus victorieuse de sa vérité. Le sentiment de tout le monde, une conviction qui se retrouve et se maintient toujours et partout, ne sauraient se tromper; ils doivent avoir leur racine dans une nécessité absolument inhérente à la nature même de l'homme. Et puisqu'il a été constaté que tous les peuples passés et présents ont cru et croient en l'existence de Dieu, il est évident que ceux qui ont le malheur d'en douter, qu'elle que soit la logique qui les ait entraînés dans ce doute, sont des exceptions, des anomalies, des monstres.
Ainsi donc, l'antiquité et l'universalité d'une croyance seraient, contre toute science et contre toute logique, une preuve suffisante et irrécusable de sa vérité.
Pourquoi ?
Jusqu'au siècle de Galilée et de Copernic tout le monde avait cru que le sodeil tournait autour de la terre. Tout le monde ne s'était-il pas trompé ? Qu'y a-t-il de plus antique et de plus universel que l'esclavage ? L'an-tropophagie, peut-être. Dès l'origine de la société historique jusqu'à nos jours, il y a eu toujours et partout exploitation du travail forcé des masses, esclaves, serves ou salariées, par quelque minorité dominante, oppression des peuples par l'Eglise et par l'Etat. Faut-à en conclure que cette exploitation et cette oppression soient des nécessités absolument inhérentes à l'existence même de la société humaine ? Voilà des exemples qui montrent que l'argumentation des avocats du bon Dieu ne prouve rien. ^
Rien n'est, en effet, ni aussi universel ni aussi ancien que l'inique et l'absurde ; c'est au contraire la vérité, la justice qui, dans le développement des sociétés humaines, sont les moins universelles, les plus jeunes. Ainsi s'explique d'ailleurs un phénomène historique constant, les persécutions dont ceux qui proclament les premiers la vérité, ont été et continuent d'être les objets de la part des représentants officiels, patentés et intéressés des croyances « universelles » et « antiques », et souvent aussi de la part de ces mêmes masses populaires qui, après les avoir d'abord méconnus, finissent toujours par adopter et par faire triompher leurs idées.
Pour nous, matérialistes et socialistes révolutionnaires, il n'est rien qui nous étonne, ni nous effraie dans ce phénomène historique. Forts de notre conscience, de notre amo/r pour la vérité quand même, de cette passion logique qiii constitue à elle seigle une grande puissance, et en dehors de laquelle il n'est point de pensée; forts dé notre passion pour la justice et de notre foi inébranlable dans le triomphe de l'humanité sur toutes les bestialités théoriques et pratiques; forts enfin de la confiance et de l'appui mutuqls que se donnent lé petit nombre de ceux qui partagent nos convictions, nous nous résignons pour nous-mêmes à toutes les conséquences de ce phénomène historique dans lequel nous voyons la maniiestaîion d'une ioi sociale auabi invariable que toutes les autres lois qui gouvernent le monde.
Cette loi est une conséquence logique, inévitable de l'origine animale de la société humaine; et en iacc de toutes les preuves scientifiques, physiologiques, pathologiques, historiques, qui se sont accumulées de nos jours, aussi bien qu'en lace des exploits des Allemands conquérants de la JKrance, qui en donnent aujourdhui une démonstration aussi éclatante, il n'est plus possible vraiment den douter. Mais du moment qu'on accepte cette origine animale de l'homme, tout s'explique. L'histoire nous apparaît alors connue la négation révolutionnaire, tantôt lente, apathique, endormie, tantôt passionnée et puissante, du passé. Elle consiste précisément dans la négation progressive de l'animalité première de l'homme par le développement de son humanité. L'homme, bète féroce, cousin <iu gorille, est parti de la nuit profonde de i instinct animal pour arriver à la lumière de l'esprit, ce qui explique d:une maniéré tout à fait naturelle toutes ses divagations passées et nous console en partie de ses erreurs présentes. Il est parti de l'esclavage animal, et, traversant l'esclavage divin, terme transitoire entre son animalité et son humanité, il marche aujourd'hui à la conquête et à la réalisation de la liberté humaine. D'où il résulte que l'antiquité d'une croyance, d'une idée, loin de prouver quelque chose en sa faveur, doit au contraire nous la rendre suspecte. Car derrière nous est notre animalité et devant nous notre humanité; la lumière humaine, la seule qui puisse nous réchauffer et nous éclairer, la seule qui puisse nous émanciper, nous rendre dignes, libres, heureux, et réaliser la fraternité parmi nous, n'est jamais au début, mais relativement à l'époque où l'on vit, toujours à la fin de l'histoire. Ne regardons donc jamais tm arrière, regardons toujours en avant; car en avant est notre soleil, en avant notre salut; s il nous est permis, s'il est même utile, nécessaire, de nous retourner, pour l?ttude de noire passé, ce n'est- qu'aân de constater ce que nous avons été et ce que nous ne devons plus être, ce que nous avons cru et pensé, et ce que nous ne devons plus ni croire, ni penser, ce que nous avons fait et ce que nous ne devons plus faire jamais.
Voilà pour l'antiquité. Quant à l'universalité d'une erreur, elle ne prouve qu'une chose : la similitude, sinon la parfaite identité de la nature humaine, dans tous les temps et sous tous les climats. Et, puisqu'il est constaté que tous les peuples, à toutes les époques de leur vie, ont cru et croient encore à Dieu, nous devons en conclure simplement, que l'idée divine, issue de nous-mêmes, est une erreur historiquement nécessaire dans le développement de l'humanité, et nous demander pourquoi et comment elle s'est produite dans l'histoire, pourquoi l'immense majorité de l'espèce humaine l'accepte encore aujourd'hui comme une vérité ?
Tant que nous ne saurons pas nous rendre compte de la manière dont l'idée d'un monde surnaturel et divin s'est produite et a pu fatalement se produire dans le développement historique de la couscience humaine, nous aurons beau être scientifiquement convaincus de l'absurdité de cette idée, nous ne parviendrons jamais à la détruire dans l'opinion de la majorité, parce que nous ne saurons jamais l'attaquer dans les profondeurs mêmes de l'être humain où elle a pris naissance. Con-«lamnés à une stérilité sans issue et sans fin, nous devrons toujours nous contenter de la combattre seulement à la surface, dans ses innombrables manifestations, dont l'absurdité, à peine abattue par les coups du bon sens, renaîtra aussitôt sous une forme nouvelle et non moins insensée. Tant que Ja racine de toutes les absurdités, qui tourmentent le monde, ne sera pas détruite, la croyance en Dieu restera intacte et ne manquera jamais de pousser des rejetons nouveaux. C'est ainsi que de nos jours, dans certaines régions de la plus haute société, Je spiritisme tend à s'installer sur les ruines du christianisme.
Ce n'est pas seulement dans l'intérêt des masses, c'est dans celui de la santé de notre propre esprit, que nous devons nous efforcer de comprendre la genèse historique, la succession des causes qui ont développé et produit l'idée de Dieu dans la conscience des hommes. Nous aurons beau nous dire et nous croire athées, tant que nous n'aurons pas compris ces causes, nous nous laisserons toujours plus ou moins dominer par les clameurs de cette conscience universelle dont nous n'aurons pas surpris le secret, et vu la faiblesse naturelle de l'Individu, même du plus fort, contre l'influence toute-puissante du milieu social qui l'entrave, nous courrons toujours le risque de retomber tôt ou tard, et d'une manière ou d'une autre, dans l'abfme de l'absurdité religieuse. Les exemples de ces conversions honteuses sont fréquents dans la société actuelle.
J'ai dit la raison pratique principale de la puissance exercée encore aujourd'hui par les croyances religieuses sur les masses. Ces dispositions mystiques ne dénotent pas tant chez l'homme une aberration de l'esprit qu'un profond mécontentement du cœur. C'est la protestation instinctive et passionnée de l'être humain contre les étroitesses, les platitudes, les douleurs et les hontes d'une existence -misérable. Contre cette maladie, ai-je dit, il n'est qu'un seul remède : la Révolution sociale.
En d'autres écrits, j'ai tâché d'expoier les causes qui ont présidé à la naissance et au développement historique des hallucinations religieuses dans U conscience de l'homme. Ici je ne veux traiter cette question de l'existence d'un Dieu, ou de l'origine divine du monde et de l'homme, qu'au point de vue de son utilité morale et sociale, et je ne dirai'que peu de mots sur la raison théorique de cette croyance, afin de mieux expliquer ma pensée.
Toutes les religions, avec leurs dieux, leurs demi-dieux et leurs prohètes, leurs messies et leurs saints, ont été créées par la fantaisie crédule des hommes, ûon encore arrivés au plein développement et à la pleine possessions de leurs facultés intellectuelles. En conséquence, le ciel religieux n'est autre chose qu'un mirage, où l'homme, exalté par l'ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et renversée, c'est-à* dire divinisée. L'histoire des religions, celle de la naissance, de la grandeur et de la décadence des dieux qui se sont succédé dans la croyance humaine, n'est donc rien que le développement de l'intelligence. et de la conscience collectives des hommes. A mesure que, dans leur marche historiquement progressive, ils découvraient, soit en eux-mêmes, soit dans la nature extérieure, une force, une qualité, ou même un grand défaut quelconques, ils les attribuaient à leurs dieiix après les avoir exagérés, élargis outre mesure, comme le font ordinairement les enfants, par un acte de leur fantaisie religieuse. Grâce à cette modestie et à cette pieuse générosité des hommes croyants et crédules, le ciel s'est enrichi des dépouilles de la terre, et, par conséquence nécessaire, plus le ciel devenait riche et plus l'humanité, plus la terre, devenaient misérables. Une fois la divinité installée, elle fut naturellement proclamée la cause, la raison, l'arbitre et le dispensateur absolu de toutes choses : le monde ne fut plus rien, elle fut tout; et l'homme, son vrai créateur, après l'avoir tirée du néant à son insu, s'agenouilla devant elle, l'adora et se proclama sa créature et son esclave.
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Le christianisme est précisément la religion par excellence, parce qu'il expose et maniieste, dans sa plénitude, la nature, la propre essence de tout système religieux, qui est l'appauvrissement, l'asservissement et l'anéantissement de l'humanité au projii de la divinité. i
Dieu étant tout, le monde réel et l'homme ne sorçt rien. Dieu étant la vérité, la justice, le bien, le beau, la puissance et la vie, l'homme est le mensonge, l'iniquité, le mal, la laideur, l'impuissance et la mort. Dieu étânt le maître, l'homme est l'esclave. Incapable de trbuver par lui-même la justice, la vérité et la vie éternelle, il ne peut y arriver qu'au moyen d'une révélation divine. Mais qui dit révélation, dît Révélateurs, messies, prophètes, prêtres et législateurs inspirés par Dieu même; et ceux-là, une fois reconnus comme les représentants de la divinité sur la teire, comme les saints instituteurs de l'humanité, élus par Dieu même pour la diriger dans la voie du salut, exercent nécessairement un pouvoir absolu. Tous les hommes leur doivent une obéissance passive et illimitée; car, contre la raison divine, il n'y a point de raison humaine, et contre la justice de Dieu, il n'y a point de justice terrestre qui tienne. Esclaves de Dieu, les hommes doivent l'être aussi de l'Eglise et de l'Etat, en tant que ce dernier es{ consacré par l'Eglise. Voilà ce que, de toutes les religions qui existent ou qui ont existé, le christianisme a mieux compris que les autres, sans excepter même la plupart des antiques religions orientales, lesquelles n'ont embrassé que des peuples distincts et privilégiés, tandis que le christianisme a la prétention d'embrasser l'humanité tout entière; et voilà ce que de toutes les sectes-chrétiennes, le catholicisme romain a seul proclamé et réalisé avec une conséquence rigoureuse. C'est pourquoi le christianisme est la religion absolue, la dernière religion, pourquoi l'Eglise apostolique et romaine est la seule conséquente, la seule logique.
N'eu déplaise donc aux métaph>aiciens et aux idéalistes religieux, philosophes, politiciens ou poètes : L'idée de Dieu implique l'abdication de la rai zen et de la justice humaines; tne cil lu négation ta plus décisive de la liberté humaine et aboutit nécessairement à l'esclavage des hommes, tant en théorie qu'en pratique.
A moins de vouloir 1 esclavage et l'avilissement des hommes, comme le veulent les jésuites, comme le veulent le» mômiers, les pietistes et le» métuodistes protestante, nous ne pouvons, nous 11e devons faire la moindre concession, ni au Dieu. de la théologie, ni à celui oe la métaphysique. Celui qui, daiu cet alphabet mystique, conuueuce par Dieu, devra tatalément finir par Dieu; celui qui veut adorer Dieu, doit, sai^s se taire lie puériles iiiuciioùs, ^eaunccr bravement a sa iiberte et a bon humanité.
Dieu est, l'homme est esclave; or l'homme peut, doit être libre; donc Dieu n'existe pas.
Je dené qui que ce «le sortir de ce cercle, et maintenant qu'on choisisse.
Est-il besoin de rappeler combien et comment les religions abêtissent et corrompent les peupies t Elles tuent en eux la raison, le principal instrument de l'émancipation humaine et les réduisent à l'imbéciliié, condition essentielle de l'esclavage. Elles deshonorent le travail humain et en font un signe et une source de servitude. Elles tuent la notion et le sentiment de la justice humaine, faisant toujours pencher la balance du coté des coquins triomphants, objets privilégiés de la grâce divine, .ailles tuent la iierte et ia dignité humaines, ne protégeant que les rampants et les humbles. Elles étouuent dans le ueur des peuples tout sentiment de iraternite humaine, en le îempussant de cruauté.
Toutes les religions sont crueiles, toutes sont fondées sur le sang; car toutes reposent principalement sur l'idée de sacrifice, c'est-à-dire, sur l'immolation perpétuelle de l'humanité à l'insatiable vengeance de la divinité. Dans ce sanglant mystère, l'homme est toujours la victime, et le prêtre, homme aussi, mais homme privilégié par la grâce, est le divin bourreau. Cela nous explique pourquoi les prêtres de toutes les religions, les meilleurs, les plus humains, les plus doux, ont presque toujours dans le fond de leur cœur, — et, sinon dans le coeur, dans leur imagination, dans l'esprit, — quelque chose de cruel et de sanguinaire.
Tout cela, nos illustres idéalistes contemporains le savent mieux que personne. Ce sont des hommes savants qui connaissent leur histoire par cœur; et comme ils sont en même temps des hommes vivants, de grandes âmes pénétrées d'un amour sincère et profond pour le bien de l'humanité, ils ont maudit et flétri tous ces méfaits, tous ces crimes de la religion avec une éloquence sans pareille. Ils repoussent avec indignation toute solidarité avec le Dieu des religions positives et avec ses représentants passés et présents sur la terre.
Le Dieu qu'ils adorent, ou qu'ils croient adorer, se distingue précisément des dieux réels de l'histoire, en ce qu'il n'est pas du tout un Dieu positif, déterminé de quelle manière que ce soit, théologiquement, ou même métaphysiquement. Ce n'est ni l'Etre suprême de Robespierre et de J.-J. Rousseau, ni le dieu panthéiste de Spinoza, ni même le dieu, à la fois innocent, transcendant et très équivoque, de Hegel. Ils prennent bien garde de lui donner une détermination positive quelconque, sentint fort bien que toute détermination le soumettrait à l'action dissolvante de la critique. Ils ne diront pas de lui s'U est un dieu personnel ou impersonnel s'il a créé, s'A n'a pas créé le monde ; ils ne parleront même pas de sa divine providence. Tout cela pourrait le compromettre. Il» se contenteront de le dire : Dieu, et rien de pfos. Mais alors qu'est-ce que leur dieu ? Ce n'est pas même une idée, c'est une aspiration.
C'est le nom générique de tout ce qui paraît grand, bon, beau, noble, humain. Mais pourquoi ne disent-Os pas alors : l'homme ? Ah 1 c'est que lé roi Guillaume de Prusse et Napoléon III, et tous les pareils sont également des hommes : et voilà ce qui les embarasse beaucoup L'humanité réelle nous présente l'assemblage de tout ce qu'il y a de plus vil et de plus monstrueux dans le monde. Comment s'en tirer ? Alore ils appellent l'un, divin., et l'autre, bestial, en se représentant la divinité et l'animalité comme deux pôles entre lesquels ils placent l'humanité. Ils ne veulent ou ne peuvent pas comprendre que ces trois termes n'en forment qu'un, et que si on les sépare, on les détruit.
Ils ne sont pas forts sur la logique, et on dirait qu'ils la méprisent. C'est là ce qui les distingue des métaphysiciens panthéistes et déistes, et ce qui imprime à leurs idées le caractère d'un idéalisme pratique, puisant ses inspirations beaucoup moins dans le développement sèvère d'une pensée, que dans les expériences, je dirai presque dans les émotions, tant historiques et collectives, qu'individuelles, de la vie. Cela donne à leur propagande une apparence de richesse et de puissance vitale, mais une apparence seulement; car la vie elle-même devient stérile, lorsqu'elle est paralysée par une contradiction logique.
Cette contradiction est celle-ci : ils veulent Dieu et ils veulent l'humanité. Tls s'obstinent à mettre ensemble deux termes qui, une fois séparés, ne peuvent plus se rencontrer que pour s'entre-détruire. Ils disent d'une seule haleine : Dieu et la liberté de l'homme, Dieu et la dignité, la justice, l'égalité, la fraternité, la prospérité des hommes, — sans se soucier de la logique fatale, en vertu de laquelle, si Dieu existe, il est nécessairement le maître éternel, suprême, absolu, et si ce maître existe, l'homme est e«r?ave: or s'il est esclave, il n'y a ni justice, ni éraliîé. ni fraternité, ni prospérité possible. Tls auront beau, contrairement, au bon sens et à toutes les expériences d? l'hîsto?re. se représenter leur Dieu animé du plus fendre amoir pour la liberté humaine: un maître, quoi qu'il fasse et quelque libéral qu'il veuPle se montre»-, n'en reste pris moins toujours un maître. Son existence implique nécessairement l'escb-vn«:e de tout ce oui se trouve nu-d*ssou« de lui. T)onc. si Dieu existait, il n'y aurait pour lui qu'un seul moyen de servir la liberté humaine; ce serait de cesser d'exister.
Amoureux et jaloux de la liberté humaine et la considérant comme la condition ab~oluc de tout ce que nous adorons et respectons dans l'humanité, ie retourne la phrase de Voltaire, et ie dis que. ri Dieu existait, if faudrait l'abolir.
T a sévère Ionique qui me dicf*» ces ptroles est par trop évidente pour que j'aie besoin de développer cette argumentation. Et il me p?rnît impossible que le" hommes illustres, dont j'ai cîfé le* noms si célèbres et si justement respecté*, n'en nient pas été frappés eux-mêmes. et qu'ils n'aient point aperçu îa contradiction dans laquelle ils tombent en pariant de Pieu et de la liberté humaine à h foi*. Pour qu'ils aient passé outre, il a fallu donc qu'ils aient pensé que cette inconséquence ou que ce passe-droit. était pratiquement nécessaire pour le bien même de l'humanité.
Peut-être aussi, tout en parlant de Ta liberté comme d'une chose qui est pour eux bien respectable et bien chère, ils 1a comprennent tout à fait autrement que nous la concevons, nous autres, matérialistes et socialistes révolutionnaire*. En effet, ils n'en parlent jamais sans y ajouter aussitôt un autre mot, celui d'autorité,
un mot et line chose que nous détestons de toute la force
de nos coeurs.
QuW-ce que l'autorité ? Est-ce la puissance inévitable des lofe naturelles qui se manifestent dans l'enchaînement et dans la succession fatale des phénomènes du monde physique et du monde social ? En effet, contre ce? lois, la révolte est non seulement défendue, mais el'e est encore impossible. Nous pouvons les méconnaître ou ne point encore les connaître, mais nous nr pouvons pas leur désobéir, parce qu'elles constituent la base et les conditions même de notre existence : elles nous enveloppent, nous pénètrent, règlent tous nos mouvements, nos pensées et nos actes; alors même que nous croyons leur désobéir, nous ne faisons autre chose que manifester leur toute-puissance.
Ouï. nous sommes absolument les esclaves de ces lois. Mais il n'y a rien d'humiliant dans cet esclavage. Car l'esclavage suppose un maître extérieur, un lécisSateur qui se trouve en dehors de celui auquel fl commande; tandis que ces lois ne sont pas en dehors de nous; elles nous sont inhérentes, elles constituent notre être, tout notre être, corporellement, intellectuellement et moralement : nous ne vivons, nous ne respirons, nous n'agissons, nous ne pensons, nous ne voulons que par elles. En dehors d'elles, nous ne sommes rien, nous n? sommes pas. D'où nous viendrait donc le pouvoir et le vouloir de nous révolte** contre elles ?
Vis-à-vis des lois naturelles, il n'est pour l'homme qu'une seule liberté possible : c'est de les reconnaître et de les appliquer toujours davantage, conformément au but d'émancipation ou d'humanisation collective et individuelle qu'il poursuit. Ces lois, ure fois reconnues, exercent une autorité qui n'est jamais discutée par la masse des hommes. Il faut, par exemple, être au fond ou un théologien, ou un économiste bourgeois, pour se révolter contre cette loi, d'après laquelle deux et deux font quatre. Il faut avoir la foi pour s'imaginer qu'on ne brûlera pas dans le feu et qu'on ne se noiera pas dans l'eau, à moins qu'on n'ait recours à quelque subterfuge, qui est fondé sur quelque autre loi naturelle. Mais ces révoltes, ou plutôt ces tentatives ou ces folles imaginations d'une révolte Impossible, ne forment qu'une exception assez rare; car. en général, on peut dire que la masse des hommes, dans la vie quotidienne, se laissent gouverner par le bon sen3, ce qui veut dire, par la somme des lois naturelles généralement reconnues, d'une manière à peu près absolue.
Le malheur, c'est qu'une grande quantité de lob naturelles, déjà constatées comme telles par la science,restent inconnues aux masses populaires, grâce aux soins de ces gouvernements tutélaires qui n'existent, comme on le sait, que pour le bien des peuples.
Il est, en outre, un inconvénient grave : c'est que la majeure partie des lois naturelles, qui sont liées au développement de la société humaine et qui sont tout aussi nécessaires, invariables, que les lob qui gouvernent le monde physique, n'ont pas été dûment constatées et reconnues, par la science elle-même ( î ). Une fob qu'elles auront été reconnues, par la science, et que de la science, au moyen d'un large système d'éducation et d'instruction populaire, elles auront passé dans la conscience de tous, la question de la liberté sera parfaitement résolue. Les autorités les plus récalcitrantes doivent admettre qu'alors il n'y aura besoin ni d'organisation, ni de direction, ni de législation politiques, trois choses qui émanent de la volonté du souverain ou de la votation d'un parlement élu par le suffrage universel, ne peuvent jamais être conformes aux lois naturelles, et sont toujours également funestes et contraires à la liberté des masses, par Cela seul qu'elles
(1) Bakounine veut sans docte ourler ici des « lois économiques - et de la » science sociale qui, en effet, n'en est encore qn*k son début.
leur imposent un système de lois extérieures, et par conséquent despotiques.
La liberté de l'homme consiste uniquement en ceci : qu'il obéit aux lois naturelles, parce qu'il les a reconnues lui-même comme telles, et non parce qu'eues lui ont été extérieurement imposées par une volonté étrangère, divine ou hi.maine. collective ou individuelle oue'conaue.
Supposez une académie savante, composée de représentants les plus illustres de la science: supposez que cette académie so»t rbareée 'V la législation,/de l'oreanisation de la société, et aue. ne s'insnirant qije de l'amour de la vérité la plus pure, elle ne dicte que des lois absolument conformes aux plus récentes découvertes de la science. Eh bien. îe prétends, moi. que cette législation et cette organisation seront une monstruosité, et cela pour deux raisons : la première, c'est que la science humaine est touiouTS nécessairement imparfaite et mi'en comparant ce qu'elle a découvert avec ce oui lui re*te encore à décowrir. on peut dire qu'elle est à son berceau. T>e sorfe oue si on voulait forrer la vie pratique, tant collective qu'indfvî-duelle des hommes, A se conformer strictement, exclusivement aux dernières donnés? de la sdence. on condamnerait la société aussi bien nue les individu* à souffrir le martyre sur un lit He Procure, ouï finirait bientôt par les disloquer et nar les étouffer, la Ane rrstant toujours infiniment plus law nue la science.
ï-a seconde raison est ceîl*-ci : une société nui obéirait h la légation émanée d'une académie «eï»nt?fîque/ non paire auVîle en attrait compris elle-m^me le o»rac*ère rationnel, — auquel cas l'existence de l'académie deviendrait inutile — mais, parce que cette législation, émanant de l'académie. s'Imposerait au nom d'une science qu'elle vénérerait sans la comprendre. — une telle société serait une société, non d'hommes, mais de brutes. Ce serait une seconde édition de ces missions du Paraçuav qui se lissèrent irmrvrmer *i longtemps par la compagnie de Jésus.
Elle ne manquerait pas de descendre bientôt au plus bas degré de l'idiotisme.
Mais il est encore une troisième raison qui rendrait un tel gouvernement impossible. C'est qu'une académie scientifique revêtue de cette souveraineté, pour ainsi dire absolue, fût-elle même composée des hommes les plus illustres, finirait infailliblement et bientôt par se corrompre eUe-même, moralement et intellectuellement. C'est aujourd'hui déjà, avec le peu de privilèges qu'on leur laisse, l'histoire de toutes les académies. Le plus grand génie scientifique, du moment qu'il devient un académicien, un savant officiel, patenté, baisse inévitablement et s'endort. Il perd sa spontanéité, sa hardiesse révolutionnaire, et cette énergie incommode et sauvage qui caractérise la nature des plus grands génies, appelée toujours à détruire les mondes vieillis et à jetet les fondements des mondes nouveaux .11 gagne sans doute en politesse, en sagesse utilitaire et pratique, ce qu'il perd en puissance de pensée. H se corrompt, en un mot.
C'est le propre du privilège et de toute position privilégiée que de tuer l'esprit et le cœur des hommes. L'homme privilégié, soit politiquement, soit économiquement, est un homme dépravé d'esprit et de cœur. Voilà une loi sociale qui n'admet aucune exception, et qui s'applique aussi bien à des nations tout entières qu'aux classes, aux compagnies et aux individus. C'est la loi de l'égalité, condition suprême de la liberté et de l'humanité. Le but principal de cette étude est précisément de démontrer cette vérité dans toutes les manifestations de la vie humaine.
Un corps scientifique, auquel on aurait-confié le gouvernement de la société, finirait bientôt par ne plus s'occuper du tout de science, mais d'une toute autre affaire; et cette affaire, celle de tous les pouvoirs établis, aérait de s'éterniser en rendant la société confiée à ses soins toujours plus stupide et par conséquent plus nécessiteuse de son gouvernement et de sa direction.
Mais ce qui est vrai pour les académies scientifiques, l'est également pour toutes les assemblées constituantes et législatives, lors même quelles sont issues du suffrage universel. Ce dernier peut en renouveler la composition, il est vrai, ce qui n'empêche pas qu'il ne se forfre en quelques années un corps de politiciens, privilégiés de fait non de droit, et qui en se vouant exclusiven^ent à la direction des affaires publiques d'un pays finissent par former une sorte d'aristocratie ou d'oligarchie politique. Voyez les Etats-Unis d'Amérique et la Suisse.
Ainsi, point de législation extérieure et point d'autorité. l'une étant d'ailleurs inséparable de l'autre, et toutes les deux tendant à l'asservissement de la société et à l'abrutissement des législateurs eux-mêmes.
S'en suit-il que je repousse toute autorité ? Loin de moi cette pensée. Lorsqu'il s'agit de bottes, j'en réfère à l'autorité des cordonniers; s'il s'agit d'une maison, d'un canal ou d'un chemin de fer, je consulte celle de l'architecte ou de l'ingénieur. Pour telle science spéciale, je m'adresse h tel ou tel savant. Mais je ne me laisse imposer ni le cordonnier, ni l'architecte, ni le savant Je les accepte librement et avec tout le respect que méritent leur intelligence, leur caractère, leur savoir, en réservant toutefois mon droit incontestable de critique et de contrôle. Je ne me contente pas de consulter une seule autorité spécialiste, j'en consulte plusieurs; je compare leurs opinions, et je choisis celle qui me paraît la plus juste. Mais je ne reconnais point d'autorité infaillible, même dans les questions spéciales; par conséquent, quelque respect que je puisse avoir pour l'humanité et pour la sincérité de tel ou de tel autre Individu, je n'ai de foi abso-9ue en personne. Une telle foî serait fatale à ma raison,
à ma liberté et au succès même de mes entreprises; elle me transformerait immédiatement en un esclave stupide. en un instrument de la volonté et des intérêts d'autrui.
Si je m'incline devant l'autorité des spécialistes, et si je me déclare prêt à en suivre, dans une certaine mesure et pendant tout le temps que cela me parait nécessaire, les indications et même la direction, c'est parce que cette autorité ne m'est imposée par personne, nî par les hommes, ni par Dieu. Autrement je les repousserais avec horreur, et j'enverrais au diable leurs conseils, leur direction et leurs ser' ires, certain qu'ils me feraient payer, par la perte de ma liberté et de ma dignité, les bribes de vérité, enveloppées de beaucoup de mensonges. qu'Os pourraient me donner.
Je m'incline devant l'autorité des hommes spéciaux, parce qu'elfe m'est imposée par ma propre raison. J'ai conscience de ne pouvoir embrasser, dans tous ses détails et ses développements positifs, qu'une très petite partie de la science humaine. La plus grande intelligence ne suffirait pas pour embrasser le tout. D'où résulte, pour la science aussi bien que pour l'industrie, la nécessité de la division et de l'association du travail. Je reçois et je donne, t^le est la vie humaine. Chacun est dirigeant et chacun est dirigé à son tour. Donc il n'y a point d'autorité fixe et constante, mais un échange continu d'autorité et de subordination mutuelles, passagères et surtout volontaires.
Cette même raison m'interdit donc de reconnaître une autorité fixe, constante et universelle, parce qu'il n'y a point d'homme universel, d'homme qui soit capable d'appliquer son intelligence dans cette richesse de détails sans laquelle l'application de la science à la vie n'est point possible, à toutes les sciences, à toutes, les branches de l'activité sociale. Et. si une telle universalité pouvait jamais se trouver réalisée dans un seul homme, et s'il voulait s'en prévaloir pour nous imposer son autorité, ï faudrait chasser cet homme de la société, parce que son
autorité réduirait inévitablement tous les autres à l'esclavage et à l'imbécilité. Je ne pense pas que la société doive maltraiter les hommes de génie comme die l'a fait jusqu'à présent; mais je ne pense pas non pJus qu'elle doive trop les engraisser, ni leur accorder surtout des privilèges ou des droits exclusifs quelconques; et cela pour trois raisons : d'abord parce qu'A lui arriverait souvent de prendre un charlatan pour un homme de génie, ensuite parce que, grâce à ce système de privilèges, elle pourrait transformer en un charlatan même un véritable homme de génie, le démoraliser, l'abêtir; et enfin, parce qu'elle se donnerait un maître.
Je me résume. Nous reconnaissons donc l'autorité absolue de la science, parce que la science n'a d'autre objet que la reproduction mentale, réfléchie et aussi systématique que possible, des lois naturelles qui sont inhérentes à la vie matérielle, intellectuelle et morale, tant du monde physique que du monde social, ces deux mondes ne constituant, dans le fait, qu'un seul et même monde naturel. En dehors de cette autorité uniquement légitime, parce qu'elle est rationnelle et conforme à la liberté humaine, nous déclarons toutes les autres autorités mensongères, arbitraires et funestes.
Nous reconnaissons l'autorité absolue de la science, mais nous en repoussons l'infaillibilité et l'universalité du savant. Dans notre église à nous, — qu'il me soit permis de me servir un moment de cette expression que d'ailleurs je déteste : l'église et l'Etat sont mes deux bêtes noires; dans notre Eglise, comme dans l'Eglise protestante, nous avons un chef, un Christ invisible, la science; et comme les protestants, plus conséquents même que les protestants, nous ne voulons y souffrir ni pape, ni concile, ni conclaves de cardinaux infaillibles, ni évêques, ni même de prêtres. Notre Christ se distingue du Christ protestant en ceci, que ce dernier est un être personnel, le nôtre impersonnel; le Christ chrétien, déjà accompli dans un passe étemel, se présente comme un être parfait, tandis que l'accomplissement et la perfection de notre Christ à nous, la science, sont toujours dans l'avenir : ce qui équivaut à dire qu'ils ne se réaliserons jamais. En ne reconnaissant l'autorité absolue que de la science absolue, nous n'engageons donc aucunement notre liberté.
J'entends, par ce mot science absolue, la science vraiment universelle qui reproduirait idéalement, dans toute son extension et dans tous ses détails infinis, l'univers, le système ou la coordination de toutes les lois naturelles, manifestées par le développement incessant des mondes. Ip est évident que cette science, objet sublime de tous les efforts de l'esprit humain, ne se réalisera jamais dans sa plénitude absolue. Notre Christ restera donc éternellement inachevé, ce qui doit rabattre beaucoup l'orgueil de ses représentants patentés parmi nous. Contre ce Dieu le fils, au nom duquel ils prétendaient nous imposer leur autorité insolente et pédantesque, nous en appelerons à Dieu le père, qui est le monde réel, la vie réelle, dont il n'est, lui, que l'expression par trop imparfaite, et dont nous sommes les représentans immédiats, nous, êtres réels, vivant, travaillant, combattant, aimant, aspirant, jouissant et souffrant.
En un mot, nous repoussons toute législation, toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale, même sortie du suffrage universel, convaincus qu'elle ne pourrait tourner jamais qu'au profit d'une minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l'immense majorité asservie.
Voilà dans quel sens nous sommes réellement des anarchistes.
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Les idéalistes modernes entendent l'autorité d'une manière tout à fait différente. Quoique libres des superstitions traditionnelles de toutes les religions positives existantes, ils attachent néanmoins à cette idée de l'autorité un sens divin, absolu. Cette autorité n'est point celle d'une vérité miraculeusement révélée, ni celle d'une vérité rigoureusement et scientifiquement démontrée. Ils la fondent sur un peu d'argumentation quasi-philosophique, et sur beaucoup de foi vaguement religieuse, sur beaacoup de sentiment et d'abstraction poétique. Leur religion est comme un dernier essai de divinisation de tout ce qui constitue l'humanité dans les hommes.
C'est tout le contraire de l'œuvre que nous accomplissons. £n vue de la liberté, de la dignité et de la prospérité humaines, nous croyons devoir reprendre au ciel les biens qu'il a dérobés et nous voulons les rendre à la terre. Eux, au contraire, s'efforçant de commettre un dernier larcin religieusement héroïque, voudraient restituer au ciel, à ce divin voleur, tout ce que l'humanité contient de plus grand, de plus beau, de plus noble. C'est au tour des libres-penseurs de mettre le ciel au pillage par l'audacieuse impiété de leur analyse scientifique 1
Les idéalistes croient, sans doute, que, pour jouir d'une plus grande autorité parmi les hommes, les idées et les choses humaines doivent être revêtues d'une sanction divine. Comment se manifeste cette sanction ? Non par un miracle, comme dans les religions positives, mais par la grandeur ou par la sainteté même des idées et des choses : ce qui est grand, ce qui est beau, ce qui est noble, ce qui est juste, est divin. Dans ce nouveau culte religieux, tout homme qui s'inspire de ces idées, de ces choses, devient un prêtre, immédiatement consacré par Dieu-même. Et la preuve ? Il n'en est pas besoin d'autre; c'est la grandeur même des idées qu'il exprime, et des choses qu'il accomplit. Elles sont si saintes qu'elles ne peuvent avoir été inspirées que par Dieu.
Voilà en peu de mots toute leur philosophie :* philosophie de sentiments, non de pensées réelles, une sorte de piétisme métaphysique. Cela parait innocent, mais cela ne l'est pas du tout, et la doctrine très précise, très étroite et très sèche, qui se cache sous le vague insaisissable de ces formes poétiques conduit aux mêmes résultats désastreux que toutes les religions positives : c'est-à-dire à la négation la plus complète de la liberté et de la dignité humaines.
Proclamer comme divin tout ce qu'on trouve de grand, de juste, de réel, de beau dans l'humanité, c'est reconnaître implicitement que l'humanité, par elle-même, aurait été incapable de le produire; ce qui revient à dire, qu'abandonnée à elle-même, sa propre nature est misérable. inique, vile et laide. Nous voilà revenus à l'essence de toute religion, c'est-à-dire au dénigrement de l'humanité pour la plus grande gloire de la divinité. Et du moment que l'infériorité naturelle de l'homme et son incapacité foncière de s'élever par lui-même, en dehors de toute inspiration divine, jusqu'aux idées justes et vraies, sont admises, il devient nécessaire d'admettre aussi toutes les conséquences Géologiques, politiques et sociales des religions positives. Du moment que Dieu, l'Etre parfait et suprême, se pose vis-à-vis de l'humanité, les intermédiaires divins, les élus, les inspirés de Dieu sortent de terre pour éclairer, pour diriger et pour gouverner en son nom l'espèce humaine.
Ne pourrait-on pas supposer que tous les hommes sont également inspirés par Dieu ? Alors il n'y aurait plus besoin d'intermédiaires, sans doute. Mais cette supposition est impossible, parce qu'elle est trop contredite par les faits. B faudrait alors attribuer à l'inspiration divine toutes les absurdités et les erreurs qui se manifestent, et toutes les horreurs, les turpitudes, les lâchetés et les sottises qui se commettent dans le monde. Il n'y aurait donc que peu d'hommes divinement inspirés, les grands hommes de l'histoire, les génies vertueux, commè disait l'illustre citoyen et prophète italien Giuseppe Mazzini. Immédiatement inspirés par Dieu même et s'appuyant sur le consentement universel, exprimé par le suffrage populaire,
Dio e Popoto, ce sont eux qui seraient appelés à gouverner les sociétés humaines (î).
Nous voilà retombés sous le joug de l'Eglise et de l'Etat. Il est vrai que dans cette organisation nouvelle, due, comme toutes les organisation ; politiques anciennes, à la grâce de Dieu, mais appuyée cette fois, au moins pour la forme, en guise de concession nécessaire à l'esprit modeme, et comme dans les préambules des décrets impériaux de Napoléon III, sur la prétendue volonté du peuple, l'Eglise ne s'appellera plus Eglise, elle s'appelle Ecole. Qu'importe ? Sur les bancs de cette Ecole ne seront pas assis seulement les enfants : il y aura le mineur éternel, l'écolier reconnu à. jamais incapable de subir ses examens. de s'élever à la science de ses maîtres et de se passer de leur discipline, le peuple. L'Etat ne s'appellera plus monarchie, il s'appellera république, mais il n'en sera pas moins l'Etat, c'est-à-dire une tutelle officiellement et régulièrement établie par une minorité d'hommes compétents, hommes de genic, de talent, ou de vertu> qui surveilleront et dirigeront la conduite de ce grand, incorrigible et terrible enfant, le peuple. Les professeurs de TEcoîe et les fonctionnaires de l'Etat s'appelleront des républicains; mais ils n'en seront pus moins des tuteurs, des pasteurs, et le peuple restera ce qu'il a été éternellement jusqu'ici, un troupeau. Gare aux tondus, car là où il y a un troupeau, il y aura nécessairement aussi des pasteurs pour le tondre et le manger.
Le peuple, dans ce système, sera écolier et le pupille éternel. Malgré sa souveraineté tout fictive, il continuera de servir d'instrument à des pensées, à des volontés et par conséquent atfcsi à des intérêts qui ne seront pas les siens. Entre cette situation et ce que nous appelons, nous, la liberté, la seule vraie liberté, fl y a un abîme. Ce sera,
(i) A Londres, J'ai entendu M. Louis Blanc exprimer à peu près la mime Idée : « La meilleure forme de gouvernement m a-t-il dit, • serait celle qui appellerait toujours au* affaires le» hommes de s'ate ^ertucux
août des formes nouvelles, l'antique oppression et l'antique esclavage; et là où il y a esclavage, il y a misère, abrutissement, la vraie matérialisation de la société, des classes privilégiées aussi bien que des masses.
En divinisant les choses humaines, les idéalistes aboutissent toujours au triomphe d'un matérialisme brutal. Et cela par une raison très simple : ce divin s'évapore et «nonte vers sa patrie, le ciel, et le brutal seul reste réellement sur ia terre.
Je demandais un jour à Mazzini quelles mesures on prendrait pour l'émancipation du peuple, une fois que sa république unitaire triomphante aurait été définitivement établie ? « La première mesuré, me dit-il, sera la fondation d'écoles pour le peuple. » — Et qu'enseigùera-t-on au peuple dans ces écoles ? «Les devoirs de l'homme, le sacrifice et le dévouement. » — Mais où prendrez-vous un nombre suffisant de professeurs pour enseigner ces choses, qu'aucun n'a le droit ni le pouvoir d'enseigner, s'il ne prêche d'exemple ? Le nombre des hommes qui trouvent une jouissance suprême dans le sacrifice et dans le dévouement n'est-il pas excessivement restreint ? Ceux qui se sacrifient au service d'une grande Idée obéissent à une haute passion, et, satisfaisant cette passion personnelle, en dehors de laquelle la vie elle-même perd toute valeur à leurs yeux, ils pensent ordinairement & tout autre chose qu'à ériger leur action en doctrine, tandis que ceux qui en font une doctrine oublient le plus souvent de la traduire en action, par cette simple raison, que «la doctrine tue la vie, tue la spontanéité vivante de l'action. Les hommes comme Mazzini, dans lesquels la doctrine et l'action forment une admirable imité, ne sont que de tris rares exceptions. Dans le Christianisme aussi, il y a eu de grands hommes, de saints hommes, qui ont lait réellement, ou qui, au moins se sont passionnément efforcés de faire tout ce qu'ils disaient, et dont les coeurs, débordant d'amour, étaient pleins de mépris pour les jouis-sauces et pour les biens de ce monde. Mais l'immense majorité des prêtres catholiques et protestants qui, par métier, ont prêché et qui prêchent la doctrine de la chasteté, de l'abstinence et de la renonciation, démentent leur doctrine par leur exemple. Ce n'est pas en vain, c'est à la suite d'une expérience de plusieurs siècles que chez les peuples de tous les pays se sont formés ces dictons : « Libertin comme un prêtre; gourmand comme un prêtre; ambitieux comme un prêtre; avide, intéressé et cupide comme un prêtre ». U est donc constaté que les professeurs des vertus chrétiennes, consacrés par l'Eglise, les prêtres, dans Leur immense majorité, ont fait tout le contraire de ce qu'ils ont prêché. Cette majorité même, l'universalité de ce fait, prouvent qu'il ne faut pas en attribuer la faute aux individus, mais à la position sociale, impossible et contradictoire en elle-même, dans laquelle ces individus sont placés.
Il y a dans la position du prêtre chrétien une double contradiction. D'abord celle de la doctrine d'abstinence et de renonciation aux tendances et aux besoins positifs de la nature humaine, tendances et besoins qui dans quelques cas individuels, toujours très rares, peuvent bien être continuellement refoulés, comprimés et même complètement anéantis par l'influence constante de quelque puissante passion intellectuelle et morale; qui, en certains moments d'exaltation collective, peuvent être oubliés et négligés pour quelque temps par une grande quantité d'hommes à la fois; mais qui sont si foncièrement inhérents à nôtre nature qu'ils finissent toujours par reprendre leurs droits, de sorte que, lorsqu'ils ne sont pas satisfaits d'une manière régulière et normale, ils sont toujours finalement remplacés par des satisfactions malfaisantes et ihonstrueuses. C'est une loi naturelle, et par conséquent fatale, irrésistible, sous l'action funeste de hqudh tombent inévitablement tous les prêtres chrétiens et spé* cialement ceux de l'Eglise catholique romaine.
Mais ù est une m'tre contradiction commune aux uns et aux autres. Cette contradiction est attachée au titre et à la position même du maître. Un maître qui commande, qui opprime et qui exploite, est un personnage très logique et tout à fait naturel. Mais un maître qui se sacrifie à ceux qui lui sont subordonnés de par son privilège divin ou humain, est un être contradictoire et tout à fait impossible. C'est la constitution même de l'hypocrisie, si bien fjerionnifiée par le pape qui, tout en se disant le démit r st râleur des serviteurs de Dieu, en signe de quoi, suivant l'exemple du Christ, il lave même une fois par an les pieds de douze mendiants de Rome, se proclame en même temps vicaire de Dieu, maître absolu et infaillible du monde. Ai-je besoin de rappeler que les prêtres de toutes les Eglises, loin de se sacrifier aux troupeaux confiés à leurs soins, les ont toujours sacrifiés, exploités et maintenus à l'état de troupeau, en partie pour satisfaire leurs propres {vissions personnelles et en partie pour servir la toute-puissance de l'Eglise ? Les mêmes conditions, les mêmes causes produisent toujours les mêmes efiets. il en sera donc de même pour les professeurs de l'Ecole moderne, divinement inspirés et patentés par l'Etat. Ils deviendront nécessairement, les uns sans le savoir, les autres en pleine connaisance de cause, les enseîgneurs de la doctrine du sacrifice populaire à la puissance de l'Etat et au profit des qlasses privilégiées.
Faudra-t-il donc éliminer de la société tout enseignement et abolir toutes les ccoles ? Loin de là. II faut répandre à pleines mains l'instruction dans les masses et transformer toutes les Eglises, tous ces temples dédiés à lia gloire de Dieu et à l'asservissement des hommes, en autant d'écoles d'émancipation humaine. Mats, d'abord, entendons-nous; les écoles proprement dites, une société normale, fondée sur l'égalité et sur le respect de la liberté humaine, ne devront exister que pour les enfants et non pour les adultes; et, pour qu'elles deviennent des écoles d'émancipation et non d'asservissement, i! faudra en éliminer, avant tout, cette fiction de Dieu, l'asservisseur éternel et absolu. Il faudra fonder toute éducation des enfants et leur instruction sur le développement scientifique de la raison, non sur celui de la fol : sur le développement de la dignité et de l'indépendance personnelles, non sur celui de la piété et de l'obéissance; sur le culte de la vérité et de la justice quand même, et avant tout sur le respect humain, qui doit remplacer, en tout et partout, le culte divin. Le principe de l'autorité, dans l'éducation des enfants, constitue le point de départ naturel : il est légitime, nécessaire, lorsqu'il est appliqué aux enfants en bas-âge. alors que leur intelligence ne s'est pas encore ouvertement développée. Mais comme le développement de toute chose, et par conséquent de l'éducation. implique la négation successive du point de départ, ce principe doit s'amoindrir à mesure que s'avancent l'éducation et l'instruction, pour faire place à 'la liberté ascendante.
Toute éducation rationnelle n'est au fond que cette immolation procFessive de l'autorité au profit de la liberté, le but final de l'éducation devant être déformer des hommes libres et pleins de respect et djfmhbur pour la liberté d'autrui. Ainsi, le premier jour de Tavie scolaire, si l'école prend les enfants en bas âge, alors qu'ils commencent à peine à balbutier quelque mots, doit être celui de la plus jrrande autorité et d'une absence à peu près complète de liberté: mais son dernier jour doit être celui de fa plus grande liberté et de l'abolition absolue de tout vestige du principe animal ou divin de l'autorité.
Le principe d'autorité, appliouée aux hommes qui ont dépassé ou atteint l'âge de la majorité, devient une monstruosité. une négation flagrante de l'humanité, une source d'esclavage et de dépravation intellectuelle et morale. Malheureusement, les gouvernements paternels ont laissé croupir les masses populaires dans une si profonde igno-
rance qu'il sera nécessaire de fonder des écoles non seulement pour les enfants du peuple, mais pour le peuple lui-même. De ces écoles devront être éliminées absolument les moindres applications ou manifestations du principe d'autorité. Ce ne seront p!us des écoles; ce seront des académies populaires, dan* lesquelles il ne pourra plus être question ni d'écoliers, ni de maîtres, où le peuple viendra librement prendre, s'il le trouve nécessaire, un enseignement libre, et dans lesquelles, riche de son expérience. il pourra enseigner à son tour, bien des choses, aux profe«;eurs qui lui apporteront des connaissances qu'il n'a pas. Ce sera donc un enseignement mutuel, un acte de fraternité intellectuelle entre la ieunesse instruite et le
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peuple.
La véritable école pour le peuple et pour tous les hommes faits, c'est la vie. La seule grande toute-puissante autorité naturelle et rationnelle à la fois, la seule que nous puissions respecter, ce sera celle de l'esprit collectif et public d'une société fondée sur le respect mutuel de tous ses membres. Oui. voilà une autorité qui n'est nullement divine, tout humaine, mais devant laquelle nous nous inclinerons de grand coeur, certains que, loin de les asservir elle émariwpera les-hommes. Elle sera mille fois plus puis santé, soyez-en certains, que toutes vos autorités divines .Jhéologiques. métaphysiques, politiques et juridiques, instituées par l'Eg'ise et par l'Etat; plus puissante que vos codes criminels, vos geôliers et vos bourreaux.
La puissance du sentiment collectif ou de l'esprit public est déjà très sérieuse aujourd'hui. Les hommes le plus portés à commettre des crimes osent rarement la défier, l'affronter ouvertement. Ils chercheront à la tromper, mais ils se garderont bien de la brusquer, à moins qu'ils ne se sentent appuyés par une minorité quelconque. Aucun homme, quelque puissant qu'il se croie, n'aura jamais la force de supporter le mépris unanime de la société, aucun ne saurait vivre sans se sentir soutenu par l'assentiment et l'estime au moins d'une partie quelconque de cette société. Il faut qu'un homme soit poussé par une immense et bien sincère conviction, pour qu'il trouve le courage d'opiner et de marcher contre tous, et jamais homme égoïste, dépravé et lâche, n'aura ce courage.
Rien ne prouve mieux que ce fait la solidarité naturelle et fatale qui relie tous le? hommes. Chacun de nous peut constater cette loi, chaque jour, et sur lui-même et sur tous les hommes qu'il connaît. Mais, si cette puissance sociale existe, pourquoi n'a-t-elle pas suffi jusqu'à l'heure actuelle, à moraliser, à humaniser les hommes ? C'est tout simplement, parce que. jusqu'à présent, cette puissance n'a point été humanisée elle-même: elle n'a point été humanisée, parce que la vie soclate dont elle est toujours la fidèle expression est fondée, comme on sait, sur le culte divin, non sur le respect humain; sur l'autorité, non sur la liberté: sur le privilège, non sur l'égalité: sur l'exploitation, non sur la fraternité des hommes; sur l'iniquité et le mensonge, non sur la justice et sur la vérité. Par conséquent, son action réelle, toujours en contradiction avec les théories humanitaires qu'elle professe, a exercé constamment une influence funeste et dépravante. Elle ne comprime par les vices et les crimes : elle les crée. Son autorité est par conséquent une autorité divine, antihumaine, son influence est malfaisante et funeste. Voulez-vous ïes rendre bienfaisantes et humaines ? Faites la révolution sociale. Faites que tous les besoins deviennent réellement solidaires, que les intérêts matériels et sociaux de chacun deviennent conformes aux devoirs humains de chacun. Et. pour cela, il n'est qu'un moyen : Détruisez toutes les institutions de l'Inégalité; fondez l'Egalité économique t; sociale de tous, et. sur cette base, s'élèvera la liberté, la moralité. l'humanité solidaire de tous.
Oui, l'idéalisme en théorie a pour conséquence nécessaire le matérialisme le plus brutal dans la pratique; non sans doute chez ceux qui le prêchent de bonne foi, — le résultat ordinaire pour ceux-là. e?t de voir frappés de stérilité tous leurs efforts. — mais chez ceux qui s'efforcent de réaliser leurs préceptes dans la vie. et dans la société tout entière, en tant qu'elle se laisse dominer par les doctrines idéalistes.
Pour démontrer ce fait général et qui peut paraître étrange de prime abord, mais qui s'explique naturellement, lorsqu'on y réfléchit davantage, les preuves historiques ne manquent pas.
Comparez les deux dernières civilisations du monde antique : la civilisation grecque et la civilisation romaine. Laquelle e*t la plus matérialiste !a plus naturelle, par son point de départ et la plus humainement idéale dans ses résultats ? Sans doute, la civilisation grecque. Laquelle est. au contraire. la plus abstraitement idéale à son point de départ, — sacrifiant la liberté matérielle de l'homme à la liberté idéale du citoyen, renrésentée par l'abstraction du droit juridique, et le développement naturel de la société humaine à. l'abstraction de l'Etat, et laquelle est devenue néanmoins la plus brutale dans les conséquences ? La civilisation romaine, certainement. Il est vrai que la civilisation grecque, comme toutes les civilisations antiques. y compris celle de Rome, a été exclusivement nationale et qu'elle a eu pour base l'esclavage. Mais, malgré ces deux immenses défauts, la première n'en a pas moins conçu et réalisé l'idée de l'humanité; elle a ennobli et réellement idéalisé la vie des hommes; elle a transformé les troupeaux humains en associations libres d'hommes libres: elle a créé par la liberté les sciènces. les arts, une poésie, une philosophie immortelle et les premières notioiis du respect humain. Avec la liberté politique et sociale, elle a créé la libre pensée.
A la fin du moven-âge. \ l'époque de la Renaissance, ti a suffi que des Grecs émigrés apportassent quelques-uns de ces livres immortels en Italie, pour que la vie, la liberté, la pensée, l'humanité, enterrées dans le sombre cachot du catholicisme, fussent ressuscitées. L'émancipation humaine, voilà le nom de la civilisation grecque. Et le nom de la civilisation romaine ? C'est la conquête, avec toutes ses conséquences brutales. Et son dernier mot ? La toute-puissance des Césars. C'est l'avilissement et l'esclavage des nations et des hommes.
Aujourd'hui encore, qu'est-ce qui tue. qu'est-ce qui écrase brutalement, matériellement, dans tous les pays de l'Europe, la liberté et l'humanité ? C'est le triomphe du principe césarien ou romain. \
Comparez maintenant deux civilisations ^modernes : la civilisation italienne et la civilisation allemande. La première représente sans doute, dans son caractère général, le matérialisme; la seconde représente, au contraire, tout ce qu'il y a de plus abstrait, de plus pur et de plus transcendent en fait d'idéalisme. Voyons quels sont les fruits pratiques de l'une et de l'autre.
L'Italie a déjà rendu d'immenses services à -la cause de l'émancipation humaine. Elle fut la première qui ressuscita et qui appliqua largement le principe de la liberté en Europe, qui rendit à l'humanité ses titres de noblesse : l'industrie, le commerce, la poésie, les arts, les sciences positives et la libre pensée. Ecrasée depuis par trois siècles de despotisme impérial et papal, et tramée dans la boue par sa bourgeoisie gouvernante, elle reparaît aujourd'hui, il est vrai, bien déchue, en comparaison de ce qu'elle fut, et pourtant, combien elle diffère de l'Allemagne 1 En Italie, malgré cette décadence, passagère, espérons-le, on peut vivre et respirer humainement, entouré d'un peuple qui semble être né pour la liberté. L'Italie, même bourgeoise, peut vous montrer avec orgueil des hommes comme Mazzini et comme Garibaldi. En Allemagne, on respire l'atmosphère d'un immense esclavage politique et social, philosophiquement expliqué et accepté par un grand peuple, avec une résignation et une
bonne volonté réfléchies. Ses héros. — je parle toujours de r.Vlemasne présente, non de i'Allemajme de l'avenir, de l'Allemagne nobiliaire, bureaucratique, politique et bourgeoise, non de l'Allemagne prolétaire; — ses héros sont tout l'opposé de Mazzini et de Garibaldi : ce sont aujourd'hui Guillaume î'p, le féroce et naïf représentant du Pieu protestant, ce sont MM. de Bismarck et de Moîtkc, le.< généraux Manteuffel et Werder. Dans tous ses rapports internationaux. l'Allemagne, depuis qu'elle existe, a été lentement, systématiquement envahissante, conquérante, toujours prête à étendre sur les peuples voisins son propre asservissement volontaire; et depuis qu'elle s'est constituée en puissance unitaire, elle est devenue une menace, un danger pour la liberté de toute l'Europe. Aujourd'hui, l'Allemagne c'est la servilité brutale et triomphante.
Pour montrer comment l'idéalisme théorique se transforme ince??amment et fatalement en matérialisme pratique. il n'y a qu'à citer l'exemple de toutes les Eglises chrétiennes et. naturellement, avant tout, celui de l'Eglise apostolique et romaine. Qu'y a-t-ll de plus sublime, dans le sens idéal, de plus désintéressé, de plus détaché de tous les intérêts de cette terre, que la doctrine du Christ prêchée par cette Eglise ? Et qu'y a-t-U de plus brutalement matérialiste que la pratique constante de cette même Eglise, dès le vtiï* siècle, alors qu'elle commença de se constituer comme puissance ? Quel a été et quel est encore l'objet principal de tous ses litiges contre les souverains de l'Europe ? Ses biens temporels, ses revenus d'abord, et ensuite sa puissance temporelle, ses privilèges politiques.
Il faut lui rendre cette justice, qu'elle a été la première à découvrir, dans l'histoire moderne, cette vérité incontestable, mais très peu chrétîeune, que la richesse et la puissance, l'exploitation économique et l'oppression politique des masses, sont les deux termes inséparables du règpie de l'idéalité divine sur la terre : la richesse
consolidant et augmentant la puissance, la puissance découvrant et créant toujours de nouvelles sources de richesses, et toutes les deux assurant, mieux que le martyre et la foi des apôtres, mieux que la grâce divine, le succès de h prnp::gr.ncle chrétienne. C'est une vérité historique. et églises ou plutôt les sectes protestantes ne la méconnaissent pas non plus. Je parle naturellement des étires indépendantes de l'Angleterre, de l'Amérique et de la Suisse, non des églises asservies de l'AHemagnè. Celles-là n'ont point d'initiative propre: elles font ce que leurs maîtres, leurs souverains temporels, qui sont en même temps leurs chefs spirituels, leur ordonnent <ïe faire. On sait que la propagande protestante, celle de l'Angleterre et de l'Amérique surtout, se rattache d'une manière très étroite à la propagande des intérêts matériels, commerciaux de ces deux grandes nations; et l'on sait aussi que cette dernière propagande n'a point du tout !>our oblet l'enrichissement et la propriété matérielle des pays dans lesquels elle pénètre en compagnie de la paroJe de Dieu, mais bien l'exploitation de ces pays, en vue de l'enrichissement et de la prospérité matérielle de certaines classes, qui. dans leur propre contrée ne visent qu'à l'exploitation et au pillage.
En un mot. il n'est point du tout difficile de prouver, l'histoire en main, que l'Eglise, que toutes les Eglises, chrétiennes et non chrétiennes, à côté de leur propagande, spiritualiste, et probablement pour en accélérer et en consolider le succès, n'ont jamais négligé de s'organiser en grandes compagnies pour l'exploitation économique des masses, sous la protection et avec la bénédiction directe et spéciale d'une divinité quelconque; que tous les Etats qui, à leur origine, comme on sait, n'ont été, avec toutes leurs institutions politiques et juridiques et leurs clauses dominantes et privilégiées, que des auc-cursales^emporelles de ces diverses Eglises, n'ont eu également pour objet principal que cette même exploita-lion au profit des minorités laïques, indirectement légitimées par l'Eglise, enfin qu'en général l'action du bon Dieu et de toutes les idéalités divines sur la terre a finalement abouti, toujours et partout, à fonder le matérialisme prospère du petit nombre sur l'idéalisme fanatique et constamment affamé des masses.
Ce que nous voyons aujourd'hui en est une preuve nouvelle. A l'exception de ces grands cœurs et de ces grands esprits fourvoyés que j'ai nommés plus haut, quels sont aujourd'hui les défenseurs les plus acharnés de l'idéalisme ? D'abord ce sont toutes les cours souveraines. En France, ce furent Napoléon III et son épouse madame Eugénie; ce sont tous leurs ci-devant ministres, courtisans et ex-maréchaux, depuis Rouher et Bazaine jusqu'à Fleury et Piétri; ce sont les hommes et les femme? du monde officiel Impérial, qui a si bien idéalisé et sauvé ta France. Ce sont ses journalistes et ses savants : les Cassagnac, les Girardin, les Duvernois, les Veuillot, les Leverrier, les Dumas... C'est enfin la noire phalange des Jésuites et des Jésuitesses de toute robe; c'est la haute et moyenne bourgeoisie de la France. Ce sont les doctrinaires libéraux et les libéraux sans doctrine : les Gui-zot, les Thiers, les Jules Favre, les Pelletan et les Jules Simon, tous les défenseurs acharnés de l'exploitation bourgeoise. En Prusse, en Allemagne, c'est Guillaume I", le roi démonstrateur actuel du bon Dieu sur la terre; ce sont tous ses généraux, tous ses officiers poméraniens et autres, toute son armée qui, forte de sa foi religieuse, vient de conquérir la France de la manière idéale que l'on sait. En Russie, c'est le tsar et toute sa cour; ce sont les Mou-ravieff et les Berg, tout les égorgeurs et les pieux convertisseurs de la Pologne. Partout, en un mot. l'idéalisme religieux philosophique, l'un de ces qualificatifs n'étant que la traduction plus ou moins libre de l'autre, sert aujourd'hui de drapeau à la force sanguinaire et brutale, à l'exploitation matérielle éhontée: tandis qu'au contraire, le
drapeau du matérialisme théorique, le drapeau rouge de l'égalité économique et de la justice sociale, est soulevé par l'idéalisme pratique des masses opprimées et affamées, tendant à réaliser la plus grande liberté et le droit humain de chacun dans la fraternité de tous les hommes sur la terre.
Quels sont les vrais idéalistes, les idéalistes non de l'abstraction, mais de la vie, non du ciel, mais de la terre, et quels sont les matérialistes ?
Il est évident que l'idéalisme théorique ou divin a pour condition essentielle le sacrifice de la logique, de la raison humaine, la renonciation à la science. On voit, d'un autre côté, qu'en défendant les doctrines idéales, on se trouve forcément entraîné dans le parti des oppresseurs et des exploiteurs des masses populaires. Voilà deux grandes raisons qui sembleraient devoir suffire pour éloigner de l'idéalisme tout grand esprit, tout grand cœur. Comment se fait-il que nos illustres idéalistes contemporains, auxquels, certainement, ne manquent ni l'esprit, ni le cœur, ni la bonne volonté, et qui ont voué leur existence entière au service de l'humanité, comment se fait-il qu'A s'obstinent à rester parmi les représentants d'une doctrine désormais condamnée et déshonorée ?
Il faut qu'ils y soient poussés par une raison très puissante. Ce ne peut être ni la logique, ni la science, puisque la logique et la science ont prononcé leur verdict contre la doctrine idéaliste. Ce ne peuvent être non plus des intérêts personnels, puisque ces hommes sont infiniment élevés au-dessus de tout ce qui porte ce nom. Il faut donc que ce soit une puissante raison morale. Laquelle ? U ne peut y en avoir qu'une. Ces hommes illustres pensent sans doute que les théories ou les croyances idéales sont essentiellement nécessaires à la dignité et à la grandeur morale de l'homme, et que les théories matérialistes, au contraire, le rabaissent au niveau des bêtes.
— Et si c'était l'opposé qui fût vrai ?
Tout développement, ai-je dit, implique la négation du point de départ. La base ou le point de départ, selon l'école matérialiste, étant matérielle, la négation doit être nécessairement idéale. Partant de la totalité du monde réel, ou de ce qu'on appelle abstractivement la manière, elle arrive logiquement à l'idéalisation réelle, c'est-à-dire à l'humanisation, à l'émancipation pleine et entière de la société. Par contre et par la même raison, la base et le point de départ de l'école idéaliste étant l'idéal, elle arrive forcément à la matérialisation de la société, à l'organisation d'un despotisme brutal et d'une exploitation inique et ignoble, sous la forme de l'Eglise et de l'Etat, Le développement historique de l'homme, selon l'école matérialiste, est une ascension progressive; dans le système idéaliste, il ne peut être qu'une chute continue.
Quelque question humaine qu'on veuille considérer, on trouve toujours cette même contradiction essentielle entre les deux écoles. Ainsi, comme je l'ai déjà fait observer, le matérialisme part de l'animalité pour constituer l'humanité; l'idéalisme part de la divinité pour constituer l'esclavage, et condamner les masses à une animalité sans issue. Le matérialisme nie le libre arbitre et aboutit à la constitution de la liberté; l'idéalisme, au nom de la dignité humaine, proclame le libre arbitre, et, sur les ruines de toute liberté, fonde l'autorité. Le matérialisme repousse le principe d'autorité, parce qu'il le considère, avec raison, comme le corollaire de l'animalité, et qu'au contraire le triomphe de l'humanité, but et sens principal de l'histoire, n'est réalisable que par la liberté. En un mot, vous trouverez toujours les idéalistes en flagrant délit de matérialisme pratique; tandis que vous verrez les matérialistes poursuivre et réaliser les aspirations, les pensées les plus largement idéales.
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L'histoire, dans le système des idéalistes, ai-je dit, ne peut être qu'une chute continue. Us commencent par une chute terrible, et dont ils ne se relèvent jamais : par ie salto m or taie des régions sublimes de l'idée pure, absolue, dans la matière. Et dans quelle matière 1 non dans cette matière éternellement active et mobile, pleine de propriétés et de forces, de vie et d'intelligence, telle qu'elle se présente à nous dans le monde réel ; mais dans la matière abstraite, appauvrie et réduite à la misère absolue, telle que la conçoivent les théologiens et les métaphysiciens, qui lui ont tout dérobé pour tout donner à leur empereur, à leur Dieu; dans cette matière qui, privée de toute action et de tout mouvement propres, ne représente plus, en opposition à l'idée divine, que la stupidité, l'impénétrabilité, l'inertie et l'immobilité absolues.
La chute est si terrible que la divinité, la personne ou l'idée divine s'aplatit, perd la conscience d'elle-même et ne se retrouve plus jamais. Et dans cette situation désespérée, elle est encore forcée de faire des miracles ! Car du moment que la matière est inerte, tout mouvement qui se produit, dans le monde, même le plus matériel, est un miracle, ne peut être que l'effet d'une intervention providentielle, de l'action de Dieu sur la matière. Et voilà que cette pauvre Divinité, quasi annulée par sa chute, reste quelques milliers de siècles dans cet évanouissement, puis se réveille lentement, s'eiïoiçant en vain de ressaisir quelque vague souvenir d'elle-même, et chaque mouvement qu elle fait à cette fin dans la matière, devient une création, une formation nouvelle, un miracle nouveau. De cette manière elle passe tous les degrés de la matérialité et de la bestialité; d'abord gaz, corps chimique simple ou composé, minéral, elle se répand ensuite sur la terre comme organisation végétale et animale, puis se concentre dans l'homme. Ici, elle semble devoir se retrouver, car elle allume dans l'être humain une étincelle angélique, une parcelle de son propre être divin, l'âme immortelle.
Comment a-t-elle pu parvenir à loger une chose absolument immatérielle dans une chose absolument matérielle; comment le corps peut-il contenir, renfermer, limiter, paralyser l'esprit pur ? Voilà encore une de ces questions que la foi seule, cette affirmation passionnée et stu-pide de l'absurde, peut résoudre. C'est le plus grand des miracles. Ici, nous n'avons pas à faire autre chose qu'à constater les effets, les conséquences pratiques de ce miracle.
Après des milliers de siècles de vains efforts pour revenir à elle-même, la Divinité, perdue et répandue dans la matière qu'elle anime et qu'elle met en mouvement, trouve un point d'appui, une sorte de foyer pour son propre recueillement.Cest l'homme, c'est son âme immortelle emprisonnée singulièrement dans un corps mortel. Mais chaque homme considéré individuellement est infiniment trop restreint, trop petit, pour enfermer l'immensité divine; il ne peut en contenir qu'une très petite parcelle, immortelle comme le Tout, mais infiniment plus petite que le Tout. Il en résulte que l'Etre divin, l'Etre absolument immatériel, l'Esprit, est divisible comme la matière. Voilà encore un mystère dont il faut laisser la solution à la foi.
Si Dieu tout entier pouvait se loger dans chaque homme, alors chaque homme serait Dieu. Nous aurions une immense quantité de Dieux, chacun se trouvant limité par tous les autres et n'en étant pas moins infini, contradiction qui impliquerait nécessairement la destruction mutuelle des hommes, l'impossibilité qu'A y en eût plus qu'un. Quant aux parcelles c'est autre chose; rien de plus rationnel, en effet, qu'une parcelle soit limitée par une autre, et qu'elle soit plus petite que le tout. Seulement, ici se présente une autre contradiction. Etre plus grand et plus petit sont deux attributs de la matière, ne» de l'esprit tel que l'entendent les idéalistes. Selon les matérialistes, il est vrai, l'esprit n'est que le fonctionnement de l'organisme tout-à-fait matériel de l'homme, et la grandeur ou la petitesse de l'esprit dépendent de la plus ou moins grande perfection matérielle de l'organisme humain. Mais ces mêmes attributs de limitation et de grandeur relatives ne peuvent pas être attribués à l'esprit, tel que le comprennent les idéalistes, à l'esprit absolument immatériel, à l'esprit existant en dehors de toute matière. Là il ne peut y avoir ni plus grand, ni plus petit, ni aucune limite entre les esprits, car il n'y a qu'un Esprit : Dieu. Si on ajoute que les parcelles infiniment petites et limitées qui constituent les âmes humaines sont en même temps immortelles, on mettra le comble de la contradiction. Mais c'est une question de foi. Passons outre.
Voilà donc la Divinité déchirée et logée, par infiniment petites parties, dans une immense quantité d'êtres de tout sexe, de tout âge, de toutes races et de toutes couleurs. C'est là une situation excessivement incommode et malheureuse, car les parcelles divines se reconnaissent si peu au début de leur existence humaine qu'elles commencent par s'entre-dévorer. Pourtant au milieu de cet état de barbarie et de brutalité tout-à-fait animale, ces parcelles divines, les âmes humaines, conservent comme un vague souvenir de leur divinité primitive, elles sont invinciblement entraînées vers leur Tout; elles se cherchent, elles le cherchent. C'est la Divinité elle-même, répandue et perdue dans le monde matériel, qui se cherche dans les hommes, et elle est tellement abrutie par cette multitude de prisons humaines, dans lesquelles elle se trouve parsemée, qu'en se cherchant, elle commet folies sur folies.
Commençant par le fétichisme, elle se cherche et s'adore elle-même, tantôt dans une pierre, tantôt dans un morceau de bois, tantôt dans un torchon. Il est même fort probable qu'elle ne serait jamais sortie du torchon, si foutre divinité, qui ne s'est pas laissée choir dans la matière, et qui s'est conservée à l'état d'esprit pur dans tes hauteurs sublimes de l'idéal absolu, ou dans les régions célestes, n'avait pas eu pitié d'elle.
Voilà un nouveau mystère. C'est celui de la Divinité qui se scinde en deux moitiés, mais également infinies toutes les deux, et dont l'une — Dieu le père — se conserve dans les pures régions 'immatérielles; l'autre — Dieu le fils — r-e laisse choir dans la matière. Nous allons voir tout à l'heure, entre ce* d ux Divinités séparées l'une de l'autre, s'établir des rapports continus de haut en bas et fie bas en haut; et ces rapports considérés comme un seul acte éternel et constant, constitueront le Saint-Esprit. Tel est, dans son véritable sens théologique et métaphysique,. le grand, le terrible mystère de la Trinité chrétienne. •
Mais quittons au plus vite ces fauteurs, et voyons ce qui se passe sur la terre.
Dieu le père, voyant, du haut be sa splendeur éternelle, que îe pauvre Dieu le fils, aplati, ahuri par sa chute, s'est tellement plongé et perdu dans la matière qu'arrêté à l'état humain il ne parvient pas à se retrouver se décide à venir à son aide. Entre cette immense quantité de parcelles à la foi immortelles, divines et infiniment petites, dans lesquelles Dieu le fils s'est disséminé au point de ne pouvoir se reconnaître, Dieu le père choisit celles qui lui plaisent davantage, il y prend ses inspirés, ses prophètes, ses hommes de génie vertueux, les grands bienfaiteurs et législateurs de l'humanité : Zoro-astre, Bouddha, Moïse, Confucius, Lycurgue, Solon, So-crate, le divin Platon et surtout Jésus-Christ, la complète réalisation de Dieu le fils; enfin recueilli et concentré en une personne humaine; tous les apôtres, saint Pierre, saint Paul et saint Jean, Constantin-le-Grand, Mahomet, puis Grégoire VII, Charlemagne, Dante, selon les uns, Luther aussi, Voltaire et Rousseau, Robespierre te Danton, et beaucoup d'autres grands et saints personnages, dont il est impossible de récapituler tous le* noms, mais parmi lesquels., comme Russe, je prie de ne pas oublier saint Nicolas.
»
Nous voici donc arrivés à la manifestation de Dieu sur la terre. Mais aussitôt que Dieu apparaît, l'homme s'anéantit. On dira qu'il ne s'anéantit pas puisqu'il est lui-même mie parcelle de Dieu. Pardon î J'admets que la parcelle d'un tout déterminé, limité, quelque petite que soit cette partie, soit une quantité, une grandeur positive. Mais une parcelle de l'inlinimeiit grand, comparée avec lui, est infiniment petite. ".Multipliez des milliards de milliards par des milliards de milliards, leur produit, en comparaison de 1 infiniment grand, sera infiniment petit, et 1infiniment petit est égal à zéro. Dieu est tout, donc l?homme et tout le monde réel avec lui, l'univers, ne sont rien. Vous ne sortirez pas de là.
Dieu apparaît, l'homme s'anéantit; et plus la Divinité devient grande, plus l'humanité devient misérable. Voilà l'histoire de toutes les religions; voilà l'effet de toutes les inspirations et de toutes les législations divines. En histoire, le nom de Dieu est Ja terrible massue avec laquelle les hooimes diversement inspirés, les grands génies ont abattu la liberté, la dignité, la raison et la prospérité des hommes. , .
. Nous avons eu d'abord la chute de Dieu. Nous avons maintenant une chute qui nous intéresse davantage, celle de l'homme, causée par la seule apparition de la manifestation de Dieu sur Ja terre.
Voyez dans quelle erreur profonde se trouvent nos chers et illustres idéalistes. En nous parlant de Dieu, ils croient, fis veulent nous élever, nous émanciper, nous ennoblir et, au contraire, ils nous écrasent et nous avilissent. Avec le nom de Dieu, ils s'imaginent pouvoir établir la fraternité parmi les hommes, et, au contraire, ils créent l'orgueil, le mépris; ils sèment la discorde, la haine, la guerre; ils fondent l'esclavage. Car avec Dieu, viennent les différents degrés d'inspiration divine; l'humanité se divise en hommes très inspirés, moins inspirés, non inspirés. Tous sont également nujs devant Dieu, il est vrai; mais comparés les uns aux autres, les uns sont plus grands que les autres; non seulement par le fait, ce qui ne serait rien, parce qu'une inégalité de fait se perd d'elle-même dans la collectivité, lorsqu'elle ne peut s'accrocher à aucune fiction ou institution légale; mais de par le droit divin de l'inspiration : ce qui constitue aussitôt une inégalité fixe, constante, pétrifiée. Les plus inspirés doivent être écoutés et obéis par les moins inspirés, par les non inspirés. Voilà le principe de l'autorité bien établi, et avec lui les deux institutions fondamentales de Vesclavage : l'Eglise et l'Etat.
De tous les despotismes, celui des doctrinaires ou des inspirés religieux est le pire. Ils sont si jaloux de la gloire de leur Dieu et du triomphe de leur idée, qu'il ne leur reste ptlus de coeur ni pour la liberté, ni pour la dignité, ni même pour les souffrances des hommes vivants, des hommes réels. Le zèle divin, la préoccupation de l'idée finissent par dessécher dans les âmes les plus tendres, dans les cœurs les plus compatissants, les sources de l'amour humain. Considérant tout ce qui est, tout ce qui se fait dans le monde au point de vue de l'éternité ou de l'idée abstraite, ils traitent avec dédain les choses passagères ; mais toute la vie des hommes réels, des hommes en chair et en os, n'est composée que de choses passagères; eux-mêmes ne sont que des êtres qui passent, et qui, une fois passés, sont remplacés par d'autres tout aussi passagers, mais qui ne reviennent jamais en personne. Ce qu'il y a de permanent ou de relativement éternel c'est l'humanité qui se développe constamment d'une génération à l'autre. Je dis relativement éternel, parce qu'une fois notre planète détruite, et die ne peut manquer de périr tôt ou tard, toute chose qui a commencé devant nécessairement finir, — une fois notre planète décomposée, pour servir sins doute d'élément à qudque formation nouvelle dans le système de l'univers, le seul réellement étemel, qui sait ce qui adviendra de tout notre développement humain ? Pourtant, le moment de cette dissolution était immensément éloigné de nous, nous pouvons bien considérer, relativement à la vie humaine si courte, l'humanité comme étemelle. Mais ce fait même de l'humanité progressive, n'est réel et vivant que par ses manifestations en des temps déterminés, en des lieux déterminés, en des hommes réellement vivants, et non dans son idée générale.
L'idée générale est toujours une abstraction et par cela même, en quelque sorte, une négation de la vie réelle. La science ne peut saisir et nommer dans les faits réels que leur sens général, leurs rapports, leurs lois; en un mot, ce qui est permanent dans leurs informations continues, mais jamais leur côté matériel, individuel, pour ainsi dire palpitant de réalité et de vie, et par cela même fugitif et insaisissable. La science comprend la pensée de la réalité, non de la réalité elle-même; la pensée de la vie, non la vie. Voilà sa limite, la seule limite vraiment infranchissable pour elle, parce qu'elle est fondée sur la nature même de la pensée, qui est Punique organe de !a science.
Sur cette nature se fondent les droit* incontestables et la grande mission de la science, mais aussi son impuissance vitale et même son action malfaisante, toutes les fois que, par ses représentants officiels, patentés, elle s'arroge de droit de gouverner la vie. La mission de la science est de constater les rapports généraux des choses passagères et réelles : en reconnaissant les lois générales qui sont inhérentes au développement des phénomènes du monde physique et du monde social, die plante pour ainsi dire les jalons immuables de la marche progressive de l'humanité. en indiquant les conditions trénéraîes, dont l'observation rigoureuse est nécessaire et dont l'ignorance ou l'oubli sera toujours fatal. En tm mot. la science, c'est la boussole de la vie: mais ce n'est pas la vie. La science est immuable, impersonnelle, générale, abstraite, insen-sîb'f», romme 1rs loi* don* elle n'est que la reproduction idéale, réfléchie ou mentale, c'est-à-dire cérébrale (pour nous rappeler que h science elle-même n'est qu'un produit matériel d'un orrane matériel, du cerveau). La vie est toute fudtîve et passagère, mais aussi tout? palpitante de réalité et d'individualité, de sensibilité, de souffrances, de joies, d'aspirations, d? besoin* et de passions. C'est elle seule qui. spontanément, crée les choses et les êtres réels. La science ne crée rien, elle constate et reconnaît seulement les créations de la vie. Et toutes les fois que'les hommes de science, sortant de leur monde abstrait, se mêlent de création vivante dans le monde réel, tout ce qu'ils proposent ou tout ce qu'ils créent, est pauvre, ridiculement abstrait, privé de sang et de vie, mort-né, pareil à VhomvttcuUts créé par Wagner, le dis-cijfe pédant de l'immortel docteur Faust. Il en résulte que la science a pour mission unique d'éclairer la vie. non de la gouverner.
Le gouvernement de la science et des hommes de la science, fussent-ils même des positivistes, des disciples d'Auguste Comte, ou encore des disciples de l'école doc trinaire du communisme allemand, ne peut être qu'impuissant, ridicule, inhumain, cruel, oppressif, exploiteur, malfaisant. On peut dire des hommes de science, comme tt&s, ce que j'ai dit des théologiens et métaphysiciens : ils n'ont ni sens, ni cr?ur pour les être individuels et vivants. On ne peut pas même leur en faire un reproche, car c'est la conséquence naturelle de leur métier. En tant qu'hommes de science, ils ne peuvent prendre intérêt qu'aux généralités, aux lois absolues, et n'ont pas à faire cas d'autre chose.
L'individualité réelle et vivante n'est perceptible que • pour une autre individualité vivante, non pour une individualité pensante, non pour l'homme qui par une série d'abstractions, se met en dehors et au-dessus du contact immédiat de la vie: elle ne peut exister pour eux que comme un exemplaire plus ou moins parfait de l'espèce, c'est-à-dire d'une abstraction déterminée. Si c'est un lapin, par exemple, plus l'exemplaire sera beau, et pBus le savant le disséquera avec bonheur dans l'espérance de pouvoir faire ressortir de cette destruction même la nature générale, la loi de l'espèce.
Si nul ne s'y opposait, ne se trouverait-il pas encore de nos jours nombre de fanatiques, capables de faire les mêmes expériences sur l'homme ? Et si pourtant les savants naturalistes ne dissèquent pas l'homme vivant, ce n'est pas la science, ce sont les protestations tout-puis-santes de la vie qui les ont arrêtés. Quoiqu'ils passent à l'étude les trois quarts de leur existence et que, dans l'organisation actuelle, ils forment une sorte de monde à part, — ce qui nuit à la fois à la santé de leur corps et à celle de leur esprit, — ils ne sont pa9 exclusivement les hommes de la science, mais ils sont aussi plus ou moins les hommes de la vie.
Toutefois il ne faut pas s'y fier. Si l'on peut être à peu près sûr qu'un savant n'oserait traiter un homme aujourd'hui comme il traite un lapin, il reste toujours à craindre que le corps des savants ne soumette les hommes vivants à des expériences scientifiques, sans doute intéressantes, mais qui n'en seraient pas moins désagréables pour leurs victimes. S'ils ne peuvent faire des expériences sur le corps des individus, lis ne demanderont pas mieux que d'en faire sur le corps social, et voilà ce qu'il faut absolument empêcher.
Dans leur organisation actuelle, monopolisant la science et restant ainsi en dehors de vie sociale, les savants formait une caste à part, offrant beaucoup d'analogie avec
la caste des prêtres. L'abstraction scientifique est leur Dieu, les individualités sont leurs victimes et ils en sont les sacrificateurs patentés.
La science ne peut sortir de la sphère des abstractions. A cet égard, elle est très inférieure à l'art, qui lui aussi, n'a proprement à faire qu'à des types généraux et des situations générales, mais qui les incarne, par un artifice qui lui est propre. Sans doute, ces formes de Part ne sont pas la vie, mais elles n'en provoquent pas moins dans notre imagination le souvenir et le sentiment de la vie; l'art individualise en quelque sorte les tjpes et les situations qu'il conçoit; au moyen d'individualités sans chair et sans os, et par conséquent "permanentes et immortelles, qu'il a le pouvoir de créer, il nous rappelle lps individualités vivantes, réelles, qui apparaissent et disparaissent à nos yeux. L'art est donc en quelque sorte le retour de l'abstraction à la vie. La science est au contraire l'immolation perpétuelle de la vie, fugitive, passagère, mais réelle, sur l'autel des abstractions éternelles.
La science est aussi peu capable de saisir l'individualité d'un homme que celle d'un lapin. Ce n'est pas qu'elle ignore le principe de l'individualité; — elle la conçoit parfaitement comme principe, mais non comme fait. Elle sait fort bien que toutes les espèces animales, y comprit l'espèce humaine, n'ont d'existence réelle que dans un nombre indéfinis ^individus, naissant et mourant pour faire place à de nouveaux individus, également fugitifs. Elle sait qu'en s'élevant des espèces animales aux espèces supérieures, le principe de l'individualité se détermine davantage; les individus apparaissent plus complets et plus libres. Elle sait que l'homme, le dernier et le plus parfait animal de cette terre, présente l'individualité la plus complète et la plus remarquable à cause de sa faculté de concevoir, de concréter, de personnifier en quelque sorte, dans son existence sociale et privée, la loi universelle. Elle sait enfin, lorsqu'elle n'est pas viciée par le doctri-nariame Ûiéologique ou métaphysique, politique ou juridique, ou même par un étroit orgueil, lorsqu'elle n'est point sourde aux instincts et aux aspirations de la vie, elle sait, et c'est là son dernier mot, que le respect de l'homme est la loi suprême de l'Humanité et que le grand, le vrai but de l'histoire, le seul légitime, c'est l'humanisation et l'émancipation, c'est la liberté réelle, la prospérité de chaque individu vivant dans la société. Car, à moins de retomber dans les fictions liberticides du bien public représenté par l'Etat, fictions fondées toujours sur l'immolation systématique du peuple, il faut bien reconnaître que la liberté et la prospérité collectives n'existent qu'à la condition de représenter la somme des libertés et . des prospérités individuelles.
La science sait toutes ces choses mais elle ne va pas et ne peut aller au-delà. L'abstraction constituant sa nature même, elle peut bien concevoir le principe de l'individualité réelle et vivante, mais elle ne peut avoir rien à faire avec les individus réels et vivants. EUe s'occupe des individus, en général, mais non de Pierre ou de Jacques, mais non de tel ou tel, qui n'existent pas, qui ne peuvent exister pour elle. Ses individus, à elle, ne sont, encore une fois, que des abstractions.
Pourtant, ce ne sont pas des individualités abstraites, ce sont les individus agissant et vivant qui font l'histoire. Les abstractions ne marchent que portées par des hommes réels. Pour ces êtres pétris, non en idée seulement, mais en réalité, de chair et de sang, la science n'a pas de cœur. Elle les considère tout au plus comme de la chair à développement intellectuel et social. Que lui font les conditions particulières et le sort fortuit de Pierre ou de Jacques ? Elle se rendrait ridicule, elle abdiquerait, elle s'annihilerait, si elle voullait s'en occuper autrement que comme d'exemple à l'appui de sès théories éternelles. Et fl serait ridicule de lui en vouloir, car elle obéit à ses lois. Elle ne peut saisir le concret; elle ne peut se mouvoir que dans des abstractions. Sa mission est de s'occuper de la situation et des conditions générales de l'existence et du développement, soit de l'espèce humante en général, soit de telle race, de tel peuple, de telle classe ou catégorie d'individus, des causes générales de leur prospérité, de leur décadence et des moyens généraux bons à les faire progresser de toutes les manières. Pourvu qu'elle acomplisse largement et rationnellement cette besogne, elle aura fnît tout son devoir et il serait vraiment injuste de lui demander davantage.
Mais il serait également ridicule, '' serait désastreux de lui confier une mission qu'elle est incapable de remplir. puisque sa propre nature la force d'ignorer l'existence et 1e sort de Pierre et de Jacques. Elle continuerait de les ignorer, mais ses représentants patentés, hommes nullement abstraits, mais au contraire très vivants, ayant des intérêts très réels, cédant à l'influence pernicieuse que le privilège exerce fatalement sur les hommes, finiraient par écorcher les autres hommes au nom de la science, comme les ont écorchés jusqu'ici les prêtres, les politiciens de toutes les couleurs et les avocats, au nom de Dieu, de l'Etat, du Droit juridique.
Ce que je prêche, c'est donc jusqu'à un certain point la révolte de la vie contre la science, ou plutôt contre le ROtmernement de la science, non pour détruire la science, — ce serait un crime de lèse-humanité. — • mais pour la remettre à sa place, de manière qu'elle n'en puisse plus, jamais sortir. Jusqu'à présent toute l'histoire humaine n'a été qu'une immolation perpétuelle et sanglante de millions de pauvres êtres humains à une abstraction Impitoyable quelconque : Dieu. Patrie, puissance de l'Etat, honneur national, droits historiques. liberté politique, bien public. Tel a été jusqu'à ce jour le mouvement naturel, spontané et fatal des. sociétés humaines. Nous ne pouvons rien y faire, nous devons le subir quant au passé, comme nous subissons toutes les fatalités actuelles. Il faut croîre que là était la seule vole possible pour l'éducation de l'espèce humaine. Car il ne faut s'y tromper : même en faisant la plus larcre part aux artifices machiavéliques des classes eouvernnntes. nous devons Reconnaître qu'aucune minorité n'efit *té assez puissante pour imposer tous ces horribles sacrifices aux masses, s'il n'y avait eu. dans celles-ci même, un mouvement vertigineux, spontané, les poussant à se sacrifier toujours, tantôt à l'une, tantôt à l'autre de ces abstractions dévorantes tyii. vampires de l'histoire, se sont toujours nourries de sang humain. \
Que les théologiens. les politiciens et les juristes trouvent cela fort bien, nous le comprenons. Prêtres de ces abstractions, ils ne vivent que de cette continuelle immolation des masses populaires. Que la métaphysique y donne aussi son consentement, cela ne doit point nous étonner non plus. Elle n'a d'autre mission que de légitimer et de rationner autant que possible ce qui est Inique et absurde. Mais que la science positive ait montré les mêmes tendances, voilà ce que nous devons déplorer en le constatant. Elle n'a pu le faire que pour deux raisons : d'abord parce que. constituée en dehors de la vie. elle est représentée par un corps privilégié, et ensuite parce qu'elle s'est posée elle-même jusqu'ici comme but absolu et dernier de tout développement humain. Par une critique judicieuse, qu'elle peut et qu'en dernière instance elle se verra forcée ^d'exercer contre elle-même., elle aurait dfl comprendre au contraire qu'elle est seulement un moyen pour la réalisation d'un but bien plus élevé : celui de la complète humanisation de tous les individus qui naissent, qui vivent et qui meurent sur la terre.
L'immense avantage de la science positive sur la théologie. la métaphysique, la politique et le droit juridique consiste m ceci : qu'à la place des abstractions mensongères et funestes, prônées par ces doctrines, elle pose des
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abstractions vraies qui expriment la.nature générale et la logique des choses, leurs rapports généraux et les lois générales de leur développement. Voilà ce qui lui assurera toujours une grande position dans la société. Elle constituera en quelque sorte sa conscience collective; mais il est un côté par lequel elle ressemble à toutes les doctrines antérieures : n'ayant et ne pouvant avoir pour objet que des abstractions, elle est forcée par sa nature même d'ignorer les hommes réels, en dehors desquels les abstractions les plus vraies n'ont point d'existence. Pour remédier à ce défaut radical, la science de l'avenir devra procéder autrement que les doctrines du passé. Ceile*-ci se sont prévalues de l'ignorance des masses pour les sacrifier avec volupté à leurs abstractions, d'ailleurs toujours <rès lucratives pour ceux qui les représentent en chair et os. La science positive, reconnaissant son incapacité absolue de concevoir les individus réels et de s'intéresser à leur sort» doit définitivement et absolument renoncer au gouvernement des sociétés, car si elle s'en mêlait, elle ne pourrait faire autrement que de sacrifier toujours les hommes vivants, qu'elle ignore, à des abstractions qui font l'unique objet de ses légitimes préoccupations.
La vraie science de l'histoire n'existe pas encore; c'est ' à peine si on commence à en entrevoir aujourd'hui les conditions extrêmement compliquées. Mais supposons-la définitivement faite, que pourra-t-elle nous donner ? Elle rétablira le tableau fidèle et raisonné du développement-naturel des conditions générales, matérielles et idéales, économiques, politiques et sociales, religieuses, philosophiques, esthétiques et scientifiques des sociétés qui eurent une histoire. Mais ce tableau universel de la civilisation humaine, si détaillé qu'il soit, ne pourra jamais contenir que des appréciations générales et par conséquent abstraites. Les milliards d'individus qui ont fourni la matière vivante et souffrante de cette histoire à la fois triomphante et lugubre. -- triomphante par l'immense
hécatombe de victimes humaines « écrasées sous son char 9 — ces milliards d'obscurs individus, sans lesquels aucun des grands résultats abstraits de l'histoire n'eût été obtenu — et qui, notons le bien, n'ont jamais profité d'aucun de ces résultats, — ne trouveront pas même la moindre place dans nos annales. I,ls ont vécu et ils ont été sacrifiés pour le bien de l'humanité abstraite, voilà tout !
Faudra-t-il en faire reproche à la science de l'histoire ? Ce serait injuste et ridicule. Les individus sont insaisissables par la pensée, par la réflexion, même par la parole humaine, q:ui n'est capable d'exprimer que des abstractions; ils sont insaisissables dans le présent aussi bien que dans le pas$é. Donc la science sociale elle-même, la science de l'avenir; continuera forcément de les ignorer. Tout cé que nous avons le droit d'exiger d'elle, c'est qu'elle nous indique d'une main fidèle et sûre les causes générales des soujjrauccs individuelles — et parmi ces causes, elle n'oubliera sans doute pas l'immolation et la subordination encore trop fréquentes, hélas l des individus vivants aux généralités abstraites; et en même temps elle nous montrera les conditions générales nécessaires à Vémancipation réelle des individus vivant dans la société. Voilà sa mission; voilà aussi ses limites, au-delà desquelles l'action de la science sociale ne pourrait être qu'impuissante et funeste. Au-delà de ces limites commencent les prétentions doctrinaires et gouvernementales de ses représentants patentés, de ses prêtres. Il est temps d'en finir avec ces pontifes, dussent-ils même se donner le nom de démocrates-socialistes. . Encore une fois, l'unique mission de la science, c'est d'éclairer la route. Mais, délivrée de toutes ses entraves gouvernementales et doctrinaires, et rendue à la plénitude de son action, la vie seule peut créer.
Comment résoudre cette antinomie ?
D'un côté la science est indispensable à l'organisation rationnelle de Ja société; d'un autre côté, elle est incapable de s'intéresser à ce qui est réel et vivant.
Cette contradiction ne peut être résojue que dune seule manière : il faut que la science ne reste plus en dehors de la vie de tous, ayant pour représentant un corps de savants brevetés, et il faut qu'elle se fonde et se répande dans les masses. La science étant appelée désormais à représenter la conscience collective de la société, doit réellement devenir la propriété de tout le monde. Par là, sans rien perdre de son caractère universel, dont elle ne pourra jamais se départir sous peine de cesser d'être la science, et tout en continuant de s'occuper exclusivement des causes générales, des conditions et des rapports fixes des individus et des choses, elle se fondra dans la vie immédiate et réelle de tous les individus. Ce sera un mouvement analogue à celui qui fit dire aux prédicateurs lors du commencement de la réforme religieuse, qu'il n'y avait plus besoin de prêtres pour un homme devenu désormais son propre prêtre, tout homme, grâce à l'intervention invisible du Seigneur Jésus-Christ, étant enfin parvenu à avaler son bon Dieu.
Mais ici, 0 ne s'agit ni de Jésus-Christ, ni de bon Dieu, ni de liberté politique, ni de droit juridique, toutes choses théologiquement ou métaphysiquement révélées, et toutes également indigestes. Le monde des abstractions scientifiques n'est point révélé; il est inhérent au monde réel, dont il n'est que l'expression et la représentation générale ou abstraite. Sans qu'il forme une région séparée, représentée spécialement par le corps des savants, ce. monde idéal nous menace de prendre, à l'égard du monde réel, la place du bon Dieu, réservant à ses représentants patentés l'office de prêtres. C'est pour cela qu'il faut dissoudre l'organisation spéciale des savants par l'instruction générale, égale pour tous et pour toutes, afin que les masses, cessant d'être des troupeaux menés et tondus par des prêtres privilégiés, puissent prendre en leurs maint la direction de leurs destinées. (i)
Mais nul que les masses ne seront pas arrivées à ce degré d instruction, l'audra-t-il qu'elles laissent gouverner par les hommes de science < Non, certes. 11 vaudrait mieux pour elles se passer de science que de se laisser gouvernei par des savants. Le gouvernement de ces hommes aurait pour première conséquence de rendre la science inaccessible au peuple, parce que les institutions actuelles de la science sont essentiellement aristocratiques. L ariàtocratie savante ! au point de vue pratique, la plus implacable, et au point de vue social, la pius vaniteuse et ia pius insultante : tel serait le pouvoir constitue au nom de îa science. Ce régime serait capable de parrlyser la vie et le mouvement de la société. Les savants, toujours présomptueux, toujours suihsants et toujours impuissants, vouuraient se mêler de tout, et les sources de la vie se desséeneraient sous leur souille d'abstractions.
Encore une fois, la vie, non la science, crée la vie; l'action spontanée du peuple lui-même peut seule créer la liberte. bans doute, il serait tort heureux que la science put, dès aujourdhui, éclairer la marche spontanee du peuple vers son émancipation. Mais mieux vaut l'absence de lumière qu une iunuere tremblante et incertaine, ne servant qu à égarer ceux qui la suivent. Ce n'est pas en
(i; La science, en devenant le patrimoine de toute ie inonde, mj mariera eu quelque sorte à la vie immédiate et réelle de cliueun. Jbllc gagnera en utilité et en grâce ce qu'elle aura perdu eu orgueil, eu ambition et eu pédanterie doctrinaire. VJi qui u'eiupcehcra pus. sans doule, que des hommes de geine, mieux organises pour -les spéculations scientiitques que la majorité de leurs contemporains, ne s'adouueut cxclusivcmeut à Ja culture des scieuccs et ne rendent de grands services à l'Humanité. Seulement ils n'auront point ii umlntiouuer d'autre iuUucuce sociale que i'inlluence naturelle exercce sur sou milieu par toute iutel-ligence supérieure, ni d'autre récompense que ia satisfaction d'un noble eulrainenicnt.
vain que le-peuple a parcouru une longue carrière historique et qu'il a payé ses erreurs par des siècles de misère. Jje résumé pratique de ses douloureuses expériences constitue une sorte de science traditionnelle, qui, à certains égards, vaut bient la icience théorique. Enfin une partie de la jeunesse, ceux d'entre les bourgeois studieux qui se sentiront assez de haine contre le mensonge, l'hypocrisie, l'injustice et la lâcheté de la bourgeoisie, pour trouver en eux-mêmes le courage de lui tourner le dos, et assez de passion pour embrasser sans réserve la cause juste et humaine du prolétariat, — ceux-là seront, comme je l'ai déjà dit, les instructeurs fraternels du peuple; grâce à eux, on n'aura que faire du gouvernement des ^savants. *
Si le peuple doit se garder du gouvernement des savants, à plus forte raison doit-il se prémunir contre celui des idéalistes inspirés.
Plus les croyants et les prêtres du ciel sont sincères, plus ils deviennent dangereux. L'abstraction scientifique, ai-je dit, est une abstraction rationnelle, vraie dans son essence, nécessaire à la vie, dont elle est la représentation théorique, ou, si l'on préfère, la conscience. Elle peut, elle doit être absorbée et dirigée par la vie. L'abstraction idéaliste, Dieu, est un poison corrosif qui détruit et décompose la vie, qui la fausse et la tue. L'orgueil des savants, n'étant rien qu'une arrogance personnelle, peut être J)Ioyé et brisé. L'orgueil des idéalistes, n'étant point, personne), mais divin, est irascible et implacable : il peut, il doit mourir, mais il ne cédera jamais, et tant qu'il lui restera un souffle, il essaiera d'asservir les hommes à son Dieu; c'est ainsi que les lieutenants de la Prusse, les idéalistes pratiques de l'Allemagne, voudraient voir écraser le peuple sous la botte éperonnée de leur empereur. C'est la même loi, et le but n'est guère différent. Le résultat de la fol est toujours l'esclavage; c'est en même temps le triomphe du matérialisme le plus laid et le plus brutal : il n'est pas besoin de le démontrer pour l'Allemagne; il faudrait être aveugle pour ne le pas voir.
L'homme, comme toute la nature vivante, est un être complètement matériel, y esprit, la faculté de penser, de recevoir et de réfléchir les différentes sensations extérieures et intérieures, de s'en souvenir alors qu'elles sont passées et de les reproduire par l'imagination, de les comparer et de les distinguer, d'abstraire les déterminations communes et de créer ainsi des notions générales, enfin de former les idées en groupant et en combinant les notions selon des modes différents, l'intelligence en un mot, l'unique créateur de tout notre mônde idéal, est une propriété du corps animal et notamment de l'organisme cérébral.
Nous le savons d'une manière certaine, par l'expérience de tous, qu'aucun fait n'a jamais démenti et que tout homme peut vérifier à chaque instant de sa vie. Dans tous les animaux, sans excepter les espèces tout à fait inférieures, nous trouvons un certain degré d'intelligence, et nous voyons que, dans le sérié des espèces, l'intelligence animale se développe d'autant plus que l'organisation d'une espèce se rapproche de celle de l'homme; mais que, dans l'homme seul, elle arrive à cette puissance d'abstraction qui constitue proprement dit la pensée.
L'expérience universelle (î) qui est l'unique origine, la source de toutes nos connaissances, nous démontre donc que toute intelligence est toujours attachée à un corps animal quelconque, et que l'intensité, la puissance de cette fonction animale dépendent de la perfection relative de
(1) Il faut bien distinguer l'expérience universelle, «ur laquelle les idéalistes veulent appuyer leurs croyances ; la première est une constatation réelle de faits, la seconde n'est qu'une supposition de faits que personne n'a vus et qui par conséquent sont en contradiction avec l'expérience de tout le monde.
l'organisme. Ce résultat de l'expérience universelle n'est pas applicable seulement aux diiicrentes espèces animales; nous le constatons également dans its hommes, dont la puissance intellectuelle et morale dépend d'ur£ manière tellement évidente de la pius ou moins grande perlection de leur organisme comme race, comme nation, comme classe et comme individus, qu'il n'est pas nécessaire d'insister sur ce point (2).
D'un autre côté, il est certain qu'aucun homme n'a jamais vu ni pu voir l'esprit pur, détaché de toute forme matérielle, existant séparément d'un corps animal quelconque. Mais si personne ne .l'a vu, comment les hommes ont-Us pu arriver à croire à son existence? Le fait de cette croyance est certain et, sinon universel, comme le prétendent tous les idéalistes, au moins très général, et comme tel, il est tout à fait digne de notre extrême attention. Une croyance générale, si sotte qu'elle soit, exerce une influence trop puissante sur la destinée des hommes, pour qu'il puisse être permis de l'ignorer ou d'en faire abstraction.
Cette croyance s'explique d'ailleurs d'une manière rationnelle. L'exemple que nous offrent les enfants et les
{2) Les idéalistes, tous ceux qui croient h l'immatérialité et à l'immortalité de l'»*ue humuiue, doivent être e.xeessi-veinent embarrassés de lu ~ïfH**ri;iico qui existe entre les intelligences des races, des pcupleV~«t. des individus. A moins de supposer que les parcelles diverses'oc^^été irrégulièrement distribuées, comment expliquer cette ditlèTeuce Y — 11 y u malheureusement uu nomme considérable d'hommes tout à fait stupides. bêles jusqu'à l'idiotie. Auraient-Us donc reçu eu partage une parcelle h la fols divine et slupide t Pour sortir de cet embarras, les idéalistes devraient nécessairement supposer que toutes les unies humaines sont égales, niais que les prisons dnns lesquelles elles se trouvent nécessairement eu fermées, les corps humains, sont inégales» les unes plus capables que lis autres de servir d'organe à l'inteilectualité pure de l'âme. Celle-ci aurait de cette façon à sa disposition des organes tics lins, cette autre des organes très grossiers. liais ce sont là des distinctions dont l'idéalisme n'a pas le droit de se aervir, sans tomber lui-même dans l'inconséquence et dans lo matérialisme le plus grossier. Car devant l'absolue Immatérialité
adolescents, voire même beaucoup d'hommes qui ont dépassé de bien des aimées l'âge de majorité, nous prouve que l'homme peut exercer longtemps ses (acuités mentales avant de se rendre compte de la manière dont il les exerce. Dans cette période du fonctionnement de l'esprit inconscient de lui-même, de cette action de l'intelligence naïve ou croyante, l'homme, obsédé par le monde extérieur, poussé par cet aiguillon intérieur qui s'appelle la vie, et les multiples besoins de celle-ci, crée une quantité d'imaginations, de notions et d'idées nécessairement très imparfaites d'abord, très peu conformes à la réalité des choses et des faits qu'elles s'efforcent d esprimer. N'ayant pas encore la conscience de sa propre action intelligente, ne sacltant pas encore qu'il a produit lui-même et continue de produire ces imaginations, ces nolions, ces idées, ignorant leur origine toute subjective, c'est-à-dire humaine, il doit naturellement les considérer comme des êtres objectifs, comme des êtres réels tout à fait indépendants de lui, existant par eux-mêmes et en eux-mêmes.
C'est ainsi que les peuples primitifs, émergeant lentement de leur innocence animale, ont créé leurs dieux.
du l'âme, toutes différences les corporelles disparaissent, toul ee qui est corporel, matériel, devant apparaître comme jadiliércnt, également, absolument grossier. L'abiuie qui sépare i'àiue du corps, l'absolue immatérialité de la matérialité absolue, est iulini. Par conséquent, toutes les différences, inexplicables d'ailleurs, et logiquement impossibles, qui pourraient exister de l'autre côté de l'abîme, dans ia matière, doivent être pour l'àme nulles et uou avenues et ne peuvent ni ue doivent exercer sur elle aucune influence. En uu mot, l'absolumcnt immatériel ue peut être contraint, emprisonne et encore moins exprimé à quelque degré que ce soit par rabsolument matériel. De toutes les imaginations grossières et matérialistes, dans le sens attaché à ce mot par les idéalistes, c'est-à-dire brutales, qui ont été engendrées par i'iguoruncc et par 1a stupidité primitive des hommes, celle dune :ime immatérielle, emprisonnée dans un corps matériel, est certainement la plus grossière, la pius siupide, et rien ne prouve mieu.\ la toute-puissance, exercée même sur les meilleurs esprits, par des préjuges antiques, que da voir des hommes doués d'une haute intelligence parler encore de cette bizarre union.
Les ayant créés, ne se doutant pas qu'ils en furent les créateurs uniques, :îs les ont adorés; les considérant comme des êtres, réels infiniment supérieurs à eux-mêmes, ils leur ont attribué la toute puissance et se sont reconnus leurs créatures, leurs esclaves. A mesure que les idées humaines se développent, les dieux, qui n'ont jamais été que la révélation fantastique, idéale, poétique de l'image renversée, s'idéalisent aussi. D'abord fétiches grossiers, ils deviennent peu à peu des esprits purs, existant en dehors du monde visible, et enfin, pendant le cours de l'histoire, ils finissent par se confondre en un seul être divin, Esprit pur, étemel, absolu, créateur et maître des mondes.
Dans tout développement juste ou faux, réel ou imaginaire, collectif ou individuel, c'est toujours le premier pas qui coûte, le premier acte qui est le plus < difficile. Une fois le pas franchi, le reste se déroule naturellement comme une conséquence nécessaire.
Ce qui était difficile dans le développement historique de cette terrible folie religieuse qui continu^ de nous obséder, c'était de poser un monde divin tel quel, en dehors du monde réel. Ce premier acte de foliey si naturel au point de vue physiologique et par conséquent nécessaire dans l'histoire de l'humanité, ne s'accomplit pas d'un seul coup. Il a fallu je ne sais combieil de siècles pour développer et pour faire pénétrer cette croyance dans les habitudes sociales des hommes. Mais, une fois établie, die est devenue toute-puissante, comme le devient nécessairement la folie, s'emparant du cerveau de l'homme. Prenez un fou, quel que soit l'objet de sa folie, vous trouver» que l'idée obscure et fixe qui l'obsède lui parait la plus naturelle du monde, et qu'au contraire, les choses de la réalité qui sont en contradiction avec cette idée, lui semblent des folies ridicules et odieuses. Eh bien 1 la religion est une folie collective d'autant plus puissante qu'elle est traditionnelle et que son origine se perd dans l'antiquité la plus reculée. Comme folie collective, ejle a pénétré jusqu'au fond l'existence publique et privée des peuples; elle s'est incarnée dans la société, elle ei\ est devenue pour ainsi dire l'âme et la pensée. Tout homme en est enveloppé dès sa naissance: il la suce avec le lait de sa mère, l'absorbe avec tout ce qui touche, tout ce qu'il voit. Il en a été si bien nourri, empoisonné, pénétré dans tout son être que. plus tard, si puissant que soit son esprit naturel, il a besoin de faire des efforts inouïs pour s'en délivrer, et encore n'y parvient-il jamais d'une manière complète. Nos idéalistes modernes en sont une preuve et nos matérialistes doctrinaires, les conservateurs allemands, en sont une autre. Ils n'ont pas su se défaire de la religion de l'Etat.
Une fois le monde surnaturel, le monde divin, bien établi dans l'imagination des peuples. le développement des différents systèmes religieux a suivi son cours naturel et logique, tout en se conformant d'ailleurs au développement contemporain des rapports économiques et politiques, dont il a été en tout temps, dans le monde de la fantaisie religieuse, la reproduction fidèle et la consécration divine. C'est ainsi que la folie collective et historique qui s'appelle religion s'est développée depuis le fétichisme, en passant par tous les degrés, du polythéisme au monothéisme chrétien.
Le second pas dans le développement des croyances religieuses, le plus difficile sans doute, après rétablissement d'un monde divin séparé, ce fut précisément la transition du polythéisme au monothéisme, du matérialisme religieux des païens à la foi spiritualiste des chrétiens. Les dieux païens — et c'est là leur caractère principal — étaient avant tout des dieux exclusivement nationaux. Fort nombreux, ils conservèrent nécessairement un caractère plus ou moins matériel, ou plutôt c'est parce qu'ils étaient matériels qu'ils furent si nombreux, la diversité étant un des attributs principaux du monde réd. Les dieux païens n'étaient pas encore proprement la négation de? choses réelles: ils n'ent étaient que. l'exagération fantastique.
Nous avons vu combien cette transition coûta ?tt peuple juif, dont elh a constitué pour ainsi dire toute l'histoire. Moïse et tes prophètes avaient beau prêcher le Pieu unique. le peuple retombfdt toujours dans son idolâtrie première, dans la foi antique, beaucoup plus naturelle, en plusieurs bons dieux matériels, humains, palpables. Jéhovah lui-même, leur Pieu unique, le Pieu de Moïse et des prophètes, était encore un Pieu extrêmement national. ne se servant pour récompenser et pour punir ses fcdèles. son peuple élu. que d'arguments matériels, souvent stnpides, toujours grossiers et féroces. Il ne semble pas même que la foi en son existence ait impliqué la négation de l'existence des dieux primitifs. Le Pieu juif ne niait pas l'existence de ses rivaux, seulement il ne voulait pas que son |>ei?pîe les odorat à côté de lui. Jéhovah était un Pieu jaloux. Son premier commandement fut celui-ci :
« Je suis ton Pieu et tu n'adoreras pas d'autres dieux que mot. »
Jéliovab ne fut donc qu'une première ébauche matérielle et très grossière de l'idéalisme moderne. Il n'était d'ailleurs qu'un Pieu national, comme le Pieu slave qu'adorent les généraux, sujets soumis et patients de l'Empereur de toutes les Russies. comme le Pieu allemand que proclament les piétistes, et les généraux allemands sujets de Guillaume I" à Berlin. L'Etre suprême ne peut être un Pieu national, i? doit être celui de l'Humanité tout entière. L'Etre suprême ne peut être non plus un être matériel, il doit être la négation de toute matière, l'esprit pur. Pour la réalisation du culte de l'Etre suprême, il a donc fallu deux choses : une réalisation telle qucHe de l'Humanité par la négation des nationalités et des cultes nationaux: un développement déjà très avancé des idées métaphysiques pour spirituaîiser le jéhovah si grossier des Juifs".
La première condition ftit remplie par les .^Romains d'une manière très négative sans doute : par la conquête de la plus grande partie des pays connus des anciens et par la destruction de leurs institutions nationales. Grâce à eux. l'autel d'un Dieu unique et suprême put s'établir sur les ruines de milliers d'autres autels. Les Dieux de toutes les nations vaincues réunis au Panthéon s'annulèrent mutuellement.
Quant h la seconde condition. la spirîtualisatîon de Jéhovah. elle fut réalisée par les Grecs, bien avant la conquête de leur pays par les Romains. La Grèce, à son terme historique, avait déià reçu de l'Orient un monde divin oui s'était définitivement établi dans la foi traditionnelle de ses peuples. Dans cette période d'instinct, antérieure à son histoire politique, elle l'avait d<*velor»pé et prodigieusement humanisé par ses poètes, et lorsqu'elle commença véritablement son histoire, elle avait déià une
a
relierîon toute prête, la plus sympathique et la plus noble de toutes les reJieîon« qui aient existé, autant du moins qu'une relicion. c'est-à-dire un mensonge, peut être noble et sympathique. Ses grands penseurs. — et aucun peuple n'en eut de plus grands que la Grèce, -r- trouvèrent le monde divin établi, non seulement en dehors d'eux-mêmes. dans le peuple, mais au~si en eux-mêmes comme habitude et sentir et de penser, et naturellement ils le prirent pour point de départ. Ce fut déià beaucoup qu'ils ne fissent point de théologie, c'est-à-dire qu'ils ne se morfondissent r>as à réconcilier la raison naissante avec les absurdités de tel ou tel autre dieu, comme le firent au moyen 8 ce les scolastiques. TIs laissèrent les dieux en dehors de leurs spéculations et s'attachèrent directement à . l'idée divine, une. invisible, toute-puissante, éternelle, absolument spiritualîste et non pcrsonneïle. T,es métanhvsi-cicns grecs furent donc, beaucoup plus que les Juifs, les créateurs d'un dieu chrétien. Les Juifs n'y ajoutèrent que la brutale personnalité de leur Jéhovah.
Qu'un génie sublime comme le divin Platon ait pu être absolument convaincu de la réalité de l'idée divine, cela nous démontre combien est contagieuse, combien est toute-puissante la tradition de la folie religieuse, même sur les plus grands esprits. D'ailleurs, il ne faut pas s'en étonner, puisque même de nos jours, le plus grand génie philosophique qui ait existé depuis Aristote et Platon, Hegel, s'efforça de replacer sur leur trône transcendant ou céleste les idées divines, dont Kant avait démoli l'objectivité par une critique malheureusement imparfaite et trop métaphysique. Il est vrai que Hegel se prit d'une manière si impolie à son œuvre de restauration, qu'A tua définitivement le bon Dieu. Il enleva à ces idées leur caractère divin en montrant à qui veut le lire, comment elles ne furent jamais qu'une création de l'esprit humain, courant à la recherche de lui-même à travers l'histoire. Pour mettre fin à toutes les folies religieuses et au mirage divin, 0 ne lui manquait que de prononcer ce grand mot qui fut dit après lui. presque en même temps, par deux grands esprits, et sans qu'ils eussent jamais entendu parler l'un de l'autre : par Ludwig Feuerbach. le disciple et le démolisseur de Hegel, et par Auguste Comte, le fondateur de la philosophie positive en France. Ce mot, le voici :
« La métaphysique se réduit à la psychologie. » Tous les systèmes de métaphysique n'ont jamais été que la psychologie humaine se développant dans l'histoire.
Maintenant il ne nous est plus difficile de comprendre comment sont nées les idées divines, comment elles ont été créées par la faculté abstractive de l'homme. Mais à l'époque de Platon, cette connaissance était impossible. L'esprit collectif, et par conséquent aussi l'esprit individuel, même celui du plus grand génie, n'était point mûr pour cela. A peine avait-il dit avec Socrate : « Connais-toi toi-même. » Cette connaissance de soi-même n'existait qu'à l'état d'abstraction; en fait elle était nulle.
Il était impossible que l'esprit humain se doutât qu'il était, lui. le seul créateur du monde divin. Il le trouva devant lui, il le trouva comme histoire, comme sentiment. comme habitude de penser, et il en fit nécessairement l'objet de ses plus hautes spéculations. C'est ainsi que naquit la nétaphysique et qw les idées divines, bases du spiritualisme, furent développées et perfectionnées.
ïl est vrai qu'après Platon, il y eut dans le développement de l'esprit comme un mouvement inverse. Aristote. le vrai père de la science et la philosophie positive, ne nia point le monde divin, mais il s'en occupa aussi peu que possible. î! étudia le premier, comme un analyste et un expérimentateur qu'il était la logique. les lois de la pensée humaine, et en tneme temns le monde physique, non dans son essence Idéale, illusoire, mais sous son aspect réel. Après lui, les Grecs d'Alexandrie fondèrent la première école des sciences positives. Ils furent athées. Mais leur athéisme re«ta sans influence sur leurs contemporains. La science tendit de plus en plus à s'isoler de la vîe. Ouant h la négation des Idées divines, prononcée par les épicuriens et les sceptiques, elle n'eut aucune action sur les masses.
Une autre école, infiniment plus influente, s'était formée à Alexandrie. Ce fut l'école des néo-platoniciens. Ceux-ci confondant dans un mélange impur les imaginations monstrueuses de l'Orient avec les Idées de Platon, furent les vrais préparateurs, et plus tard, les élaborn-teurs des dogmes chrétiens.
Ainsi l'égoîsme personnel et grossier de Téhovah. la domination non moins brutale et grossière des Romains et l'Idéale spéculation métaohvsioue des Grecs, matérialisée par le contact de l'Orient, tels furent les trote éléments historiques qui constituèrent fa religion fpiritualiste des chrétiens.
Un TMeu qui s'élevait *»insi nu-dessus des différences nationales de tous les oavs, qui en était en quelque sorte la négation directe, devait être nécessairement un être immatériel et abstrait. Mais nous l'avons dit. la foi si difficile en l'existence d'un être pareil n'a pu naître d'un seul coup. Aussi fut-elle longuement préparée et déve-ïopoée par la métaphysinue grecque, qui. la première, établit d'une manière philosophique la notion de Vidée divine, modèle éternellement reproduit par le monde visible. Mais la divinité conçue et créée par la philosophie grecoue était une divinité personnelle. Aucune métaphy-siouA conséauente sérieuse ne pouvant s'élever ou plutôt s'abaisser à l'idée d'un Dieu personnel, il fallut donc imaginer un Dieu nui fût unique et qui fût trois à la fois. Il se trouva dans la personne brutale, égoïste et cruelle de Téhovah. le dieu national des Juifs. Mais les Juifs, malgré cet esprit national exclusif qui les distingue encore aujourd'hui, étaient devenus de fait, bien avant la naissance du Christ, le peuple le plus international du monde. Entraînés en partie comme captifs, mais beaucoup plu* encore poussés par cette passion mereantPe oui cor«?itue l'un des traits principaux de leur caractère, ils s'étaient rénandus dans tous les pays, portant partout le culte de leur Téhovah. auouel ils demeuraient d'autant plus fidèles qu'il les abandonnait davantage.
Dans Alexandrie le dieu terrible des Juifs fit la connaissance personnelle de la divinité métaphysioue de Platon. dé»à fort corrompue par le contact de l'Orient, et la corrompit encore davantage par le sien. Malgré «on exclusivisme national, jaloux et féroce, il ne put à la longue résister aux grâces de cette divinité idéale et impersonnelle des Grecs. Il l'épousa et de ce mariage naquit le d!?u spfritualiste. mal* non spirituel, des chrétiens. Les néo-platonîrfens d'Alexandrie furent les principaux créateurs de la théoloerîe chrétienne.
Toutefois la théo^'e ne constitue pas encore la religion, de même les éléments historiques ne suffisent pas à créer l'histoire. J'appelle éléments historiques les conditions générales d'un développement réel quelconque, par exemple la conquête du monde par les Romains et la rencontre du dieu des Juifs avec la divinité idéale des Grecs. Pour féconder les éléments historiques, pour leur faire parcourir une série de transformations, il fallut un fait vivant, spontané, sans lequel ils eussent pu rester bien des siècles encore à l'état d'éléments improductifs. Ce fait ne manqua pas au christianisme: ce fut la propagande, le martyre et la mort de Jésus-Christ.
Nous ne savons presque rien de ce personnage, tout ce otte nous rapportent les évangiles étant contradictoire et si fabuleux, qu'à peine pouvons-nous saisir quelques traits réels et vivants. Ce qui est certain, c'est qu'il fut fe prêcheur du pauvre peuple. l'ami, le consolateur des misérables, des ignorants., des esclaves et des femmes, et qu'P fut beaucoup aimé par ces dernières. Î1 promit la vie éternelle à tous ceux qui souffrent ici-bas. et le nombre en est immense. Il fut pendu, comme de raison, par les représentants de la morale officielle et de l'ordre public de l'époque. Ses disciples et W disciples de ceux-ci purent se répandre, griice à la conquête romaine et à la destruction des barrières nationales, et propagèrent l'Evangile dans tous les pays connus des anciens. Partout Ils furent reçus à bras ouverts par les esclaves et les femmes, les deux classes les plus opprimées, les plus souffrantes et naturellement les plus ignorantes du monde antique. S'ils firent quelques prosélytes dans le monde privilégié et lettré, ils ne le durent même, en très grande partie, qu'à l'influence des femmes. Leur propagande la plus large s'exerça presaue exclusivement dans le peuple malheureux, abruti, par l'esclavage. Ce fut la première révolte printipielle du prolétariat.
Le grand honneur du Christianisme, son mérite incontestable et tout le secret de son triomphe inouï et d'ailleurs tout à fait légitime, est de s'être adressé à ce public souffrant et immense aumtel le monde antique imposait une servitude intellectuelle et politique étroite et féroce, lui déniant iusnu'nux drHts les plus simples de l'humanité. Autrement il n'ruraît famaîs pu «e répandre. ï,a doctrine qu'enseignaient les apôtres du Christ, toute consolante nu'elle rît nu paraître aux malheureux, était trop révoltante, trop absurde, au point de vue de la raison humaine, pour oue dc« hommes éclairés eussent pu l'accepter. Aussi avec nuel ioip l'apôtre Paul ne parle-t-il pas du i scowfotc de h foi » et du triomphe de cette rîivme jolie repouc«ée par les ouïssants et les sa ces du siècle, mais d'autant plus passionnément acceptée par les simoles. les icnorants et les pauvres d'esprit l
Fn effet, il fallait un bien profond mécontentement de la vie. une bien grande soif de cœur et une pauvreté à peu près absolue de pensée, pour accepter l'absurdité chrétienne. îa plus monstrueuse de toutes les absurdités.
Ce n'était pas seulement la néjratîon de tontes les institutions polittoues socHes et religieuses de l'antiquité: c'était le renversement absolu de sens commun, de toute raison humaine. L'être vivant, le monde réel, étaient considérés désormais comme te néant: tandis que par delà les choses existantes, même par delà les idées d'espace et de temps, le produit dernier de la faculté abstractive de l'homme se reposé dans la contemplation de son vide et de sou immobilité absolue, cette abstraction, ce caput mortuum. absolument vide de tout convenu, le vrai néant. Dieu, proclamé le seul être réel, éternel, tout-puissant. Le Tout réel est déclaré nul. et le nul absolu, le Tout. L'ombre devient le corps et le corps s'évanouit comme une ombre, (i)
(I) .Te *bH fort Mm dans les th^nîoffques
et métaphysiques orîcntnnx et surtout dnns ceux de PTode. y comnrfi le botiddh'smo. on trouve d<Mè le nWnflp* de IV» néant fument dn n»n«irfr r<Vl nu profit de lMdé«l et de l'abstraction absolue. Ma»? Il n*y porto nos encore le caractère de négation volontaire et réfléchie qu! distingue le
C'était d'une audace et d'une absurdité sans nom, le vrai scandale de Ja foi pour 1rs masses; c'était Je triomphe de la solii-c c.oy«nU- sur iVspiit, et pour quelques-uns. l'ironie d'un esprit fatigue, corrompu, désillusionné et dégoûte <ie la recherche honnête et sérieuse de la vérité; c'était le besoin de s étourdir et de s'abrutir, besoin qui se rencontre souvent chez les esprits blasés :
« Ch t.'o quia absurdum. »
Je ne crois pas seulement à 1 absurde; j'y crois précisément et surtout parce qu'il est absurde. C'est ainsi que beaucoup d'esprits distingués et éclairés croient, de nos jours, au magnétisme animai, au spiritisme, aux tables tournantes, — et pourquoi ailer si loin '/ — croient encore au christianisme, à l'idéali&me, à Dieu.
La croyance du prolétariat antique, aussi bien que celle du prolétariat moderne, était robuste et simple. La propagande chrétienne sciait adressée à son cœur, non à son esprit, à ses aspirations éternelles, à ses besoins, à ses souffrances, à son esclavage, non à sa raison qui dormait encore, u pour laquelle par conséquent les contradictions logiques, iévidence de 1 absolu ne pouvaient exister. La seule question qui i intéressait était de savoir quand sonnerait l'heure de la délivrance promise, quand arriverait le règne de Dieu. Quant aux dogmes théologiques, il ne s'en souciait pas jxirce qu'il n'y comprenait rien. I,e prolétariat converti au christianisme en constituait la puissance matérielle, mais non la pensée théorique.
Quant aux dogmes chrétiens, ils furent élaborés dans une série de travaux tucologiques, littéraires, et dans les conciles, principalement par les néo-platoniciens convertis de l'Orient. L esprit grec était descendu si bas,
Christianisme ; lorsque ces systèmes ont été conçus, le monde de l'esprit humain, de la volonté et de U liberté, ne s'était pas encore développé comme il s'est manifesté depuis dans la civilisation grecque et romaine.
qu'au vu4 siècle de l'ère chrétienne, époque du ptemieî concile, l'idée d'un Dieu personnel, esprit pur, éterliel, absolu, créateur et maître suprême, existant en dehors de nous, était unanimement acceptée par les pcres cie 3'Eglise; comme conséquence logique de cette absurdité absolue, il devenait dès lors naturel et nécessaire de croire en l'immatérialité et l'immortalité de l'âme humaine, logée et emprisonnée dans un corps mortel en partie seulement, parce que dans ce corps lui-même il y a une partie qui. tout en étant corporelle, est immortelle comme l'âme et doit ressusciter avec elle. Tant il a été diiiicile, même aux pères de J Eglise, de se représenter i esprit pur, en dehors de toute lorme corporelle 1 II faut observer qu'en général le caractère de tout raisonnement métaphysique et théologique, est de chercher à expliquer une absurdité par une autre.
Il a été fort heureux pour le christianisme d'avoir rencontré le monde des esclaves, il eut un autre bonheur : l'invasion des barbares. Ceux-ci étaient de braves gens, pleins de force naturelle et surtout poussés par un grand besoin et par une capacité de vivre; des brigands à toute épreuve, capables de tout dévaster et de tout avaler, de même que leurs successeurs, les Allemands actuels; mais ils étaient beaucoup moins systématiques et pédants que ces derniers, beaucoup moins moralistes, moins savants, et en revanche beaucoup plus indépendants et plU3 fiers, capables de science et non incapables de liberté, comme les bourgeois de l'Allemagne moderne, àlagré toutes leurs grandes qualités, ils n'étaient rien que des barbares, c'est-à-dire aussi différents pour toutes les questions de théologie et de métaphysique que les esclaves antiques, dont un grand nombre d'ailleurs appartenait à leur race. l>e sorte qu'une fois leurs répugnances pratiques vaincues, il ne fut pas difficile de les convertir théoriquement au christianisme.
Durant dix siècles, le christianisme, armé de la toute-puissance de l'Eglise et de l'Etat et sans concurrence aucune, put dépraver, abâtardir et fausser 1 esprit de l'Europe. 11 n'eut point de concurrents, puisqu en dehors de l'Eglise il n'y eut ni penseurs ni lettrés. Elle seule pensait, elle seule parlait, écrivait, elle seule enseignait. Si des hérésies s'élevaient en son sein, elles ne s'attaquaient jamais qu'aux développements théoiogiques ou pratiques du dogme fondamental et non à ce dogme. La croyance en Dieu, esprit pur et créateur du monde, et la croyance en l'immatérialité de lame restaient en dehors. Cette double croyance devint la base idéale de toute la civilisation occidentale et orientale de l'Europe; elle pénétra toutes les institutions, tous les détails de la vie publique et privée des castes et des niasses; elle s'y incarna, pour ainsi dire.
Peut-on s'étonner après cela que cette croyance se soit maintenue jusqu'à nos jours, continuant d'exercer son influence désastreuse sur des esprits d'élite, tels que ceux de Mazzini, de Michelet, de Quinet, de tant d autres Nous avons vu que la premiere attaque fut dirigée contre elle par la renaissance du libre esprit au xv1' siècie, qui produisit des héros et des martyrs comme Vanini, Gior-dano Bruno, Galilée, iiien qu étouiïée par le bruit, le tumulte et les passions de la réforme reiigieuse, eiie continua sans bruit son travail invisible, léguant aux plus nobles esprits de chaque génération son œuvre de l'émancipation humaine par la destruction de l'absurde, jusqu'à ce qu'enfin, dans la seconde moitié du xvni* siècie, elle reparut de nouveau au grand jour, élevant hardiment le drapeau de l'athéisme et du matérialisme.
On put croire que l'esprit humain allait enùn se délivrer de toutes les obsessions divines. C était une erreur. Le mensonge dont l'humanité était la dupe depuis dix-huit siècles — (pour ne parier que du christianisme) — devait se montrer rncorc une fois plus puissante que la vérité. Ne pouvant plus ee servir de la gent noire, des corbeaux consacres par l'élise, des prêtres catholiques ou protestants, qui avaient perdu tout crûlit, ii se servit des piètres laïques, des menteurs et des sophistes à robe courte, parmi lesquels 1e rôle principal fut dévolu à deux hommes fataJs. l'un, l'esprit 1e plus faux, l'autre la volonté la plus doctrinairement despotique du dernier siècle : J.-J. Rousseau et Robespierre.
Le premier est le vrai type de l'étroitesse et de la mesquinerie ombrageuse, de i exaltation sans autre objet que sa propre personne, de i enthousiasme à froid et de l'hypocrisie à la fois sentimentale et implacable, du mensonge de l'idéalisme moderne. On peut le considérer comme le vrai créateur de la réaction. En apparence l'écrivain ie plus démocratique du xvm® siècle, il couve en lui-même le despotisme impitoyable de l'homme d'Etat. Il fut le prophète de l'Etat doctrinaire, comme Robespierre, son digne et lidèic disciple, essaya d'en devenir le grand prêtre. Ayant entendu dire à Voltaire que s'il n'y avait pas de Dieu, il faudrait l'inventer, J.-J. Rousseau inventa l'Etre Suprême, ie Dieu abstrait et stérile des déistes. Et cest au nom de l'Etre Suprême et de l'hypocrite vertu commandée par cet Etre Suprême, que Robespierre guillotina les Hébertistes d'abord, ensuite le génie même de la révolution, Danton, dans Ja personne duquel il assassina ia république, préparant ainsi le triomphe, devenu dès lors nécessaire, de la dictature napoléonienne. Après le grand recul, la réaction idéaliste chercha et trouva des serviteurs, moins fanatiques, moins terribles, plus à la taille considérablement amoindrie de la bourgeoisie actuelle.
En France, ce furent Chateaubriant, Lamartine et — faut-il le dire — Victor Hugo î le démocrate, le républicain, ie quasi-sociaiiste d'aujourd'hui 1 et après eux toute la cohorte mélancolique, sentimentale d'esprits maigres et pâles qui constituèrent, sous la direction de ces maîtres, i école romantique moderne, En Allemagne, ce lurent les Schiegel, les i icck, les Novaiis, les Werner, ce furent Schelluig et tant d autres encore, dont les noms ne méritent pas même d'être rappeles.
La littérature créée par cette école fut le règne des revenants et des fantômes. Elle ne supportait pas le gr^nd jour; le clair-obscur seul lui permettait de vivre. Elle ne supportait pas non plus le contact brutal des masses. C'était la littérature des aristocrates délicats, distingués, aspirant au ciel, leur patrie, et vivant comme malgré eux sur la terre. Elle avait en horreur et en mépris la politique et les questions du jour; mais lorsqu'elle en parlait par hasard, elle se montrait franchement réactionnaire, prenait le parti de 1 Eglise contre ( insolence des libres-penseurs, des rois contre les peuples et de tous les aristocrates contre la vile canaille des rues. I
Du reste, comme nous venons de le dire, ce qui dominait dans l'école du romantisme, c'était une induïérerfce quasi-complète pour ia politique. Au milieu des nuages dans lesquels elle vivait, on ne pouvait distinguer que deux points reeh : le développement rapide du matérialisme bourgeois et le Uechainemeut eftrené des vanités individuelles.
Pour comprendre cette littérature romantique, il faut en chercher ia raison dètre dans la transiormation qui s'était opérée au sein de la classe bourgeoise depuis la révolution de 1793.
Depuis la Renaissance et la Réforme jusqu'à la Révolution, la bourgeoisie, sinon en Allemagne, du moins en Italie, en Jrrance, en buisse, en Angleterre, en Hollande, fut le héros et le représentant du génie révolutionnaire de 1 histoire. De son sein sortaient Ja plupart des libres-penseurs du xvur sicde, les réiormaieurs religieux des deux siècles précédents et les apôtres de l'émancipation
humaine, y compris celle fois ceux de l'Allemagne du siècle passe. Elle seule, naturellement appuyée sur le bras puissant du peuple qui avait loi en elle, lit la révolution de 17ÎJ9 et de 93. Elle avait proclame la déchéance de la royauté et de .T église, la ira terni té des peuples, les Droits de l'homme et du citoyen. Voilà aes titres de gloire; ils sont immortels 1
Bieutôt elle se scinda. Une partie considérable d'acquéreurs de bien nationaux devenus rienes et s'appuyant, non plus sur le prolétariat des villes, mais sur la majeure partie aes paysans de 1* tance, devenus, eux aussi, propriétaires terriens, n aspirait plus qu à Ja paix, au rétablissement de 1 ordre pub.ic et à la fondation d'un gouvernement puissant et réguiier. Elle acclama donc avec bonheur la dictature du premier Bonaparte, et quoique toujours voltairienne, elle ne vit pas d'un mauvais oeil le concordat avec le lape et le rétablissement de l'Eglise oùicieile en l'ronce : « La Religion est si nécessaire an peuple I » Ce qui veut dire que, repue, cette partie de la bourgeoisie commença des lors à comprendre qu'il était urgent à ia conservation de sa situation et de ses biens nouvellement acquis, de tromper la iuim non assouvie du peuple par les promesses d'une manne céleste. Ce fut alors que commença a prêcher Chateaubriand. (1) Napoléon tomba. La Restauration ramena en France la monarchie légitime et avec ce.lc-ci, la puissance de l'Eglise et de l'aristocratie nobiliaire, qui ressaisirent la plus grande partie de leur ancienne iniluence, jusqu'à ce que vint le moment opportun de reconquérir le tout.
il) Je crois utile de rappeler ici uue uuccdote, d'ailleurs
très connue et tout à fuit authentique, «jui jette uue lueur très nette sur la valeur personnelle de ces réchauiïeurs des croyances catholiques et sur 1a société religieuse de cette' époque. Chateaubriand avait anportc au libraire un ouvrage dirigé contre la loi. l.c libraire lui lit observer que l'athéisme était passé de moue, que le public lisant n en voulait plus et qu'il demandait qu contraire des ouvrages religieux. •— Chateaubriand se retira, mais, quelques îuois plus tard, 11 lui apportait son Génie du ChrisUu/ti»mc.
Cette réaction rejeta 'a bourgeoisie dans la Révolution, et avec l'esprit révolutionnaire se réveilla aussi cnez elle celui cie 1 incrédulité : elle redevint esprit tort, Elle mit Cliatcaubriaiui cie coté et recommença a lire Voltaire; mais die n'alla pas jusqua Diderot : ses neris alïaiblis ne comportaient plus une nourriture aussi lorte. Voiiair^, à la iois esprit lort et déiste, lui convenait au contraire beaucoup.
Léranger et i'.-L. Courrier exprimèrent parfaitement cette tendance non»elle. Le « Dieu des bonnes gens » et 1 idéai du loi bourgeois, a U: lois noeral et démocratique, dessines sur le lond majestueux et désormais inol-iensit des victoires gigantesques de lkmpire, tel jfut à cette époque ;e tableau que la bourgeoisie de EraOce se faisait du gouvernement de ia société. Lamartine, ^iguii-lonné par la nionstru ' * \
la hauteur poetique
mencé ces hymnes in „.i
Dieu des gentilhonimes et de la monarchie légitime, niais ses chants ne retentissaient que dans les salons aristocratiques. La bourgeoisie :ie le: » utcmiait pas. lieranger était son poète et Courtier «on écrivain £>oiiuque.
La revoïuiior. de juillet eut pour conséquence i ennoblissement île ses goûts. On sait que tout bourgeois en i'rance porte en soi le type impérissable du bourgeois gentilhomme, type qui ne manque jamais d apparaître aussitôt t;iie le p; rvenu acquiert richesse et puissance. En 1630, la riche bourgeoisie avait définitivement remplacé lar.tiquo nobl.sse au pouvoir. Elle tendit naturellement à loiidcr une aristocratie nouvelle. Aristocratie de capital avant tout, niais en somme distinguée, de bonnes manières et il sentiments deucats. Elle commença à se sentir religieuse.
Ce ne lut pas de sa part simple singerie des meuurs aristocratiques. C'était aussi une nécessité de position. Le prolétariat lui avait rendu un dernier service en I aidant encore une fois à renverser Ja noblesse. La bourgeoisie n'avait plus besoin maintenant de ce concours, car elle se sentait solidement assise à l'ombre du trône de juillet et l'alliance du |>euple. désormais inutile., commençait à lui devenir incommode. 11 fallait le remettre à sa place, ce qui ne put naturellement se l'aire sans provoquer une grande iudignation dans les niasses. Il devint nécessaire de contenir celles-ci. Mais au nom de quoi ? Au nom de l'intérêt bourgeois crûment avoué ? C'eut été par trop cynique. Plus un intérêt est injuste, inhumain, et plus il a besoin de sanction. Or, où la prendre, si ce n'est dans la religion, cette bonne protectrice de tous les repus et cette consolatrice si utile des affamés ? Et pius que jamais la bourgeoisie triomphante comprit que la religion était indispensable au peuple.
Après avoir gagné tous ses titres de gloire dans Top-position religieuse, philosophique et politique, dans la protestation et dans la révolution, elle était enfin devenue la classe dominante et par là même le défenseur et le conservateur de l'Etat, institution dès lors régulière de la puissance exclusive de cette classe. L'Etat, c'est la force, et il a pour lui, avant tout, le droit de la force, l'argumentation triomphante du fusil à aiguille, du chasse-pot. Mais l'homme est si singulièrement fait que cette argumentation, toute éloquente qu'elle semble, ne suffit plus à la longue. Pour lui imposer le respect, il lui faut absolument une sanction morale quelconque. Il faut de plus que cette sanction soit à la fois si simple et si évidente, qu'elle puisse convaincre les masses, qui, après avoir été réduites par la force de l'Etat, doivent de plus être amenées à la reconnaissance morale de son droit.
II n'y a que deux moyens de convaincre les masses de la bonté d'une institution sociale quelconque. Le premier, le seul réel, mais aussi le plus difficile à employer — parce qu'il implique l'abolition de l'Etat, c'est-à-dire l'abolition de l'exploitation politiquement organisée de la majorité par une minorité quelconque, — ce serait la satisfaction directe et complète des besoins et des aspirations du peuple, ce ou? équivaudrait A la liquidation de l'existence de la classe bourgeoise, encore une fois, à l'abolition de l'Etat. Tl est donc inutile d'en parler.
L'autre moyen, au contraire, funeste au peuple seul, précieux au çilut des privilégiés bourgeois, n'est autre que la religion. C'est le mirage éternel qui entraîne les masses \ la rechercha des trésors divins, tandis que. beaucoup plus madrée, h classe gouvernante se contente de partager entre tons se* membres. — fort inécralemei/t d'ailleurs et en donnant toujours plus à celui qui jjto-sède davantage — les misérables biens de la terre et les dépouilles du peuple, y compris naturellement 1? l/fcerté politique et sociale de celui-ci. /
Il n'est pas. il ne peut exister d'Etat sans religion. Prenez les Etats les plus libres du monde, les E^us-Unis d'Amérione ou la Confédération Suisse, par exemple, et voyez quel rôle important y remplit, dans toui les discours officiels, la divine Providence, cette sanction supérieure de tous les États.
Aussi, toute* le* fois qu'un chef de l'Etat parjede Dieu, que ce soit l'empereur d'Allemagne où le président d'une république quelconque, soyez certain qu'il se'prépare à tondre de nouveau son peuple-troupeau.
La bourgeoisie française libérale et voltairienne. pous-«*ée par «on tempérament h un positivisme (pour ne pas dire à un matérialisme) singulièrement étroit et brutal, étant devenue classe gouvernante par son triomphe de T820. l'Etat dut se donner une religion officielle. I,a chose n'était point facile. La bourgeoisie ne pouvait se remettre crûment sous ie ioug du catholicisme romain. H y avait entre el'e et l'Eglise de Rome un abîme de sang et de haine et. quelque pratique et sage qu'on devienne, on ne parvient jamais à réprimer en son sein une passion développée par l'histoire. D'ailleurs, le boureeoi* fran-çais se fût couvert de ridicule s'il était retourné à l'Eglise pour y prendre part aux pieuses cérémonies de son culte,
mené trop loin. Force fut donc i la bovTr»*p»?fe.. pour sanctionner son nouvel Etat, de créer une rrtfetai nou* velle nui Dût Ht*, mw trop de ridicule et d® scandale, condition essentielle d'une conversion* mcritnîr* ef sincère. P?u*»etrs le tentèrent. V est vrai, mai* V*»r hé^oïsw n'obtint «l'autre rM'ltot nu'rm scamtoV stérile. Enfin le retour au catholicisme était impossible. h cause de la contradiction insolite rui sépare la polilirnu» îm-arfable de Rome et Ir dévelor>Pfroent des intérêts économiques et polifiquej de h classe moyenne.
A cet érnrd, 1e protestantisme est l>er.ucour> ph* commode. C'est la *-elîgïon bourgeoise ™?r rxcrtleucc. File accorde juste nuiront de liberté qu'il en faut au bourgeois eî elle a trouvé moyen de concilier 1er aspirions avec le respect «m'exigent 'es intérêts ter-rertres. Aussi e*t-c? surtout dans les pays protestants nue le comwc? et l'irdtrtrie se sont développe*.
Mafe il étsK împo^ble pour la bourgeoisie française de v f»ttre protestante P^ur passer d'une rell«>W>p à tme *utre. — à moins de le fnire r>*r calcul, comme les Juifa de Russie et de Pologne, mi se font baptiser trois et m&ne quatre fois, protr rerevoir autant de fois la rémunération qui ?eur e.-t nl'ou*e. — pour chrn^r de religion sérieusement, il faut fivntr quelque peu de foi. Or, dans le ccra»- nHusiv?m»nt po^rif du bourseo^ fr?nçat«. il n'y a point de yVar* rour te fol. Il professe 11 plus rro-fonde indifférence *x\ur toutes le* questions nui ne touchent ni à sa bc.'Tse d'abord, ni à sa vanité sociale c nsuîte.
Î1 est aussi Indifférent au protestantisme qu'au catholicisme. T>'autre wrt. le bourgeois français ne saurait passer nu protestantkne se met're m contradiction avec la routine cathx^lique de la majorité, ce qui e(it ét£ une grande imprudence de la j<ir! <ruue classe p^trendant gouverner la nation.
Il rwtalt bion un moyen, retourner à la religion humanitaire el révolutionnaire du xvrrf aîèclr. Mais cela eût
ta Hïcion hautement nrodarrie par toîde la dasse
fHwr&eofef.
C'est ainsi mie naquit le Péiî*me doctrinaire.
D'avtrr* ont fait. h^nucntF» mieux aue ie n* le sautais 'sir*. iT.istorre de la naissance ot du dévelojîoeTpent de cette école. qui eut une influence si décisive et. on peut bîeii le dire, si funeste sur l'éducatkm poHtîotie. intellectuelle et morale de ia ieunesse bourceoire en France, nie date dr B-n*amm Contant et de de Staël: son "n.; fondateur fut Ro\*r-Coil8rd; apCtre*. Guizol. Gmsin. ViHrmain et blet» d'autres. Son but hautement avoué était la réconciliation Je la révolution avec la réaction ou, ooor parier le langage de l'école, du pnni.îï>e de la liberté nv<v celui de l'autorité et *>.a!urellem«rt an pro< fit de ce demie* .
Cette ré<"or.ci'.?atîw sisnïfodt : en polit iqi»e. !'e*camo-tatre de h Ji?>erté populaire au i>roftt de la domination bourcroîre. oar l'Etat monarchique et consti
tutionnel: en pYdosonhie. la soumission réfléchie de la libre ra&on aux principe éremels de la foï.
On sait qu'elle fut surtout élaboré* par M. Cousin, le père de l'éclectisme français. Parleur stiperficiel et pédant: tnc<r>ab':e de toute conception originale. de coûte censée qui lui fût propre. mMs très fort sur le Heu errr-r«um rrtt'îî confondait avec te bon sens, cet illustre ph^o-so^jfce prépara savamnvîit, h l'i'^ipî de la jeunesse studieux de France, im plat métaphysique de sa facor. dor.t l'usage fut rrr*!u obligatoire dans toutes les écoles de l'Etat soumises h ITfcnverwté : c'est la nourrrtme indigeste à IftmteP* furent condamnées nécessairement, plusieurs générations.
(Ici \r manuscrit e*t mttwimfns.)
Nul ne peut vouloir détruire sans avoir au moins une imagination lointaine, vraie ou fausse, de Tordre de choses qui devrait scion lui succéder à celui qui existe présentement; et plus cette imagination est vivante en lui» plus sa force des* tructive devient puissante ; et plus elle s'approche de la vérité, c'est-à-dire plus elle est conforme au développement nécessaire du monde social actuel, plus les effets de son action destructive deviennent salutaires et utiles. Car l'action destructive est toujours déterminée, non seulement dans son essence et dans le degré de son intensité, mais encore dam set modes, dans ses voies et dans les moyens qu'elle emploie, par l'idéal positif qui constitue ton inspiration ptcmièrc, ton âme.